Par Mohamed KOUKA Ma génération date de l'école franco-arabe du milieu des années cinquante, alors que le processus qui devait mener à l'indépendance du pays était bien engagé, l'enseignement continuait, cependant, à se faire en arabe et en français aux enfants de sept ans que nous étions. D'après mes souvenirs, il n'y avait aucune difficulté particulière à apprendre les deux langues. Avec le Certificat d'études primaires, les gamins pouvaient prétendre à une certaine maîtrise de l'arabe et du français. Ce qui n'avait pas empêché certains de mes condisciples de devenir de très brillants professeurs d'arabe ! Que dire des enfants issus de couples mixtes, et qui arrivent facilement à dominer les deux langues de leurs parents dès l'âge de cinq ans. J'ai l'exemple de mon propre fils natif d'une mère française et qui s'est exprimé très tôt dans les deux langues, l'arabe et le français. J'avais un ami peintre, il était marié à une Suédoise, ses enfants parlaient à l'âge de sept ans trois langues, l'arabe, le suédois et le français. Il n'y a vraiment pas d'âge minimum requis pour l'apprentissage d'une langue étrangère à un enfant. Il semble même que plus l'enfant est jeune, plus son esprit est une page blanche, réceptive, apte à saisir une deuxième langue, malgré ce qu'en pensent les spécialistes et autres psychologues. La terrible régression connue par notre enseignement a débuté avec l'arabisation désordonnée, menée sans discernement, sous la houlette de feu Mohamed M'zali. Cette régression s'est aggravée, notamment, sous les gouvernements de la Troïka à dominante nahdhaouie. Cependant, toutes les langues de l'humanité se valent, il n‘ya pas de langue supérieure à une autre. Il y a des spécificités qui distinguent les langues les unes des autres. Les Grecs se distinguent par l'invention de la raison, du discours dialectique. La langue grecque s'y prête, car dotée d'un terme qui n'existe pas dans la plupart des langues. C'est la copule ‘être', mot qui relie le sujet au prédicat. L'apparaître est lié à l'être, il nous faut procéder de celui-là à celui-ci, une telle spéculation exige auparavant que nous soyons parvenus à une définition de l'essence, dire ce qui ‘est'. Ce qui a permis à la philosophie de surgir comme genre culturel nouveau. Dans la cité démocratique, le discours sensé et rationnel va s'imposer et rayonner sur le reste du monde avec la ‘théorie des Idées' de Platon. Mais revenons à ce qui nous préoccupe : il n'est jamais trop tôt pour apprendre à un enfant une deuxième langue. Un peuple qui est dans la maîtrise, je dis bien dans la maîtrise de son destin, est un peuple qui fait l'Histoire, dominant la modernité et le progrès. Avec ces temps où triomphent la barbarie innommable et l'obscurantisme le plus abject, notre ouverture à d'autres cultures universelles est une exigence absolue, une nécessité de survie. Kateb Yacine considérait la langue française comme un butin de guerre, pris à l'ennemi colonialiste triomphant et omnipotent. Je remarque cependant que notre arabité ne doit pas submerger, étouffer notre tunisianité, notre identité immanente. Je rappelle que notre tunisianité est un mélange de diverses cultures, et ce, depuis des millénaires, si l'on remonte à la fin du paléolithique avec la civilisation capsienne! Nous n'avons pas le droit d'occulter nos racines. Nous sommes tunisiens d'abord, arabisés seulement depuis le VIIe siècle! Ce qui n'empêche, évidemment pas, de considérer toutes les langues, participant à l'esprit du monde, comme nourricière de l'âme du monde, dirait Hegel.