Il est de notoriété publique que le niveau des élèves en expression écrite et orale est en baisse que ce soit en arabe ou en français à cause de l'interférence de deux ou trois langues qu'ils apprennent en même temps et qu'ils n'arrivent pas à maîtriser, ou du moins à assimiler ! Dès lors un mélange de codes s'effectue lors de la communication orale ou écrite en classe dans laquelle l'élève mêle les éléments et les règles de deux ou trois langues. Tel est l'avis de la majorité écrasante des enseignants de langues dans nos établissements scolaires. Un phénomène qui a acquis depuis quelques années droit de cité dans nos écoles et qui donne vraiment à penser.
Bizarreries L'apprentissage de nouvelles langues à part la langue arabe est une belle chose dans la formation linguistique et culturelle de l'apprenant ce qui lui permet l'ouverture sur d'autres cultures et civilisations de par le monde. C'est ce qui explique d'ailleurs l'introduction dans nos écoles, à côté de la langue arabe, de plusieurs langues étrangères (français, anglais, espagnol, allemand, italien...) qui occupent une place prépondérante dans les Programmes Officiels du Ministère de l'Education et de la Formation. L'introduction de plusieurs langues dans les écoles vise sans doute à promouvoir la diversité linguistique dans notre système éducatif et former le maximum d'individus multilingues. Un élève est appelé à apprendre durant tout son cursus scolaire au moins une deuxième langue étrangère à part la langue française qui demeure encore privilégiée malgré l'existence d'autres langues. Pour certains élèves une troisième langue est optionnelle, surtout pour les candidats au baccalauréat. Ces derniers ont ainsi à choisir, à part le français et l'anglais qui sont obligatoires, une autre langue étrangère (italien, allemand, russe...). Autant dire que les élèves tunisiens sont censés être des polyglottes capables de lire, comprendre, parler et écrire en plusieurs langues ! Pourtant, il parait que c'est peine perdue, puisque la majorité des élèves n'arrivent pas à se concentrer au moins sur une seule langue. Pire encore, il s'est avéré que ce bilinguisme (ou trilinguisme) est en grande partie à l'origine d'une interférence entre deux ou plusieurs langues, à l'oral comme à l'écrit, notamment au niveau de la syntaxe, du lexique et de l'orthographe. Une grande confusion s'empare des esprits des élèves quand il s'agit de s'exprimer lors d'une séance d'oral ou d'écrit dans une langue donnée, surtout qu'ils ont tendance à penser en arabe et puiser leurs idées aussi bien dans l'arabe littéraire que dialectal : « C'est pour cette raison, nous a déclaré un prof de français, qu'on relève des bizarreries de la langue dans les devoirs d'expression écrite. Les élèves se réfèrent à la langue arabe, littéraire ou dialectale pour s'exprimer. Ainsi, le masculin passe pour le féminin et inversement, le verbe est employé avant le sujet, comme en arabe. Parfois même, des expressions ou des structures tout entières sont transcrites ou traduites littéralement de l'arabe ! Des mots français sont même écrits comme en anglais : exercise au lieu de exercice, ou lesson au lieu de leçon et la liste est longue ! Ces erreurs sont dues essentiellement à cet embrouillement vécu par la majorité des élèves, tiraillés entre deux ou plusieurs langues dont ils confondent souvent les règles et les spécificités ! ».
Amalgames Pourquoi donc cet imbroglio qui fait que les apprenants (même au niveau secondaire !) s'embourbent dès qu'on leur demande de s'exprimer oralement ou par écrit sur un sujet déterminé dans une langue donnée : leurs productions orales ou écrites sont souvent un amalgame de deux ou de trois langues : « il est très fréquent de rencontrer dans les copies des élèves des mots arabes transcrits en français, nous a confié une prof de langue française, ou mis entre parenthèses parce que l'élève ignore tout simplement son équivalent en français ! Ajoutez à cela que la dernière mode consiste à introduire des mots employés dans les SMS échangés via le téléphone portable ou Internet qui sont de plus en plus répandus dans les productions des élèves et qui contribuent à cette confusion linguistique vécue par la majorité des apprenants ! Là-dessus, tous les collègues de langues se plaignent de ce nouveau procédé que les élèves trouvent plus facile à employer ! C'est très dangereux pour le niveau linguistique des élèves et peut-être pour la langue elle-même ! » Cette confusion se manifeste aussi dans les cours de langue arabe, censée être plus facile pour les élèves, étant donné qu'elle est enseignée dès la première année primaire et même avant les classes préparatoires. Les enseignants de la langue arabe se plaignent eux-mêmes de l'interférence entre la langue littéraire enseignée et les différents dialectes parlés. Une prof d'arabe nous a affirmé à ce propos : « Que de mots et d'expressions du registre populaire ou familier rencontrés dans les copies des élèves ! Parfois des phrases entières appartenant au dialecte tunisien sont utilisées par les élèves qui trouvent des difficultés à s'exprimer en arabe classique ! Ce sont là des choses qu'on ne saurait pardonner, car l'élève apprend l'arabe dès le premier jour de sa scolarité ! C'est sans doute l'effet du bilinguisme qui est à l'origine de cette confusion puisque l'élève se trouve en fait tiraillé entre deux langues arabes : l'arabe classique enseignée à l'école et l'arabe dialectal appris en famille et en société qui, lui, est un mélange de plusieurs langues ! Il est donc normal que l'élève soit embrouillé ! Je ne justifie pas l'élève, mais cette interférence entre les langues est un fait chez nos élèves ! »
Apprentissage pas assez précoce Cette interférence entre les différentes langues apprises par l'élève est elle la conséquence du fait que l'apprentissage des langues étrangères n'est pas assez précoce chez nous ? A part le français qui est commencé dès la 3ème année de base, l'anglais est entamé en 6ème année, l'apprentissage des autres langues (espagnol, italien, allemand...) ne commence qu'en 1ère année secondaire alors que l'élève est âgé de 16 ou 17 ans. Or, les linguistes et les pédagogues ont montré qu'une éducation bilingue précoce est la seule voie d'une formation privilégiée. Gilbert Dalgalian, un pédagogue français, a écrit dans son livre « Enfances plurilingues » paru en 2000 que « L'affaire se joue entre zéro et sept ans, autrement dit à l'âge du langage, à l'âge où - au-delà du système de la langue maternelle - l'enfant construit une faculté inscrite dans ses neurones et qui va lui permettre de se socialiser, ou, si l'on préfère, d'automatiser dans des aires précises du cerveau la phonologie, les formes lexicales et la morphosyntaxe d'une ou de plusieurs langues. On pourrait dire dans un raccourci que le langage s'acquiert via une fréquentation active d'un environnement linguistique (familial au départ) par les neurones de l'enfant entre zéro et sept ans. Cette acquisition du langage, à l'âge du langage, se fait aussi aisément en deux langues ou même trois, qu'en une seule langue. » Ajoutons de notre part, qu'une langue n'est pas seulement à apprendre à l'école ou dans les livres, elle est à vivre dans la société, ce que les linguistes appellent le bain linguistique. L'apprenant doit savoir que chaque langue est exigeante, singulière et globale et a ses propres subtilités. Il faut donc réunir les conditions les plus favorables possibles pour son apprentissage, ce qu'on ne fait jamais assez ! L'acquisition efficace d'autres langues à côté de la langue maternelle ou nationale n'est pas exclue, elle est au contraire de plus en plus souhaitée actuellement, et elle peut prémunir contre toute interférence due au bilinguisme ou au multilinguisme chez nos élèves une fois parvenus à bien assimiler et maîtriser chacune des langues apprises !