Les syndicalistes de l'Ugtt dénoncent la circulaire de Habib Essid et y voient une forme de pression sur leur organisation Et si le prélèvement sur salaire était, en lui-même, illégal et pouvait être annulé par le Tribunal administratif? On attendait la médiation du président Béji Caïd Essebsi, pour ramener les représentants de l'Ugtt et l'Utica à la table des négociations sur les majorations salariales au profit des travailleurs du secteur privé et surtout pour annuler ou au moins reporter la grève sectorielle générale programmée pour le jeudi 19 novembre à Sfax. Les négociateurs des centrales patronale et ouvrière se sont rencontrés, finalement, hier soir mais sans parvenir à la solution consensuelle que tout le monde attendait, les deux parties ayant campé chacune sur ses positions initiales, et le débrayage de plus de 150 entreprises privées dans la région de Sfax a bel et bien eu lieu dans «le calme et le respect de la loi», comme l'ont indiqué les syndicalistes de l'Ugtt, alors qu'on a enregistré, à travers les médias, plus particulièrement certaines radios privées, des échanges acerbes entre les responsables de l'Union régionale du travail et ceux de l'Union régionale de l'Utica à Sfax. Parallèlement à l'atmosphère de tension et de tiraillements régnant tout au long de la journée du mercredi 18 novembre, le gouvernement Habib Essid s'est invité à «la mêlée générale» en décidant de répondre positivement à une revendication datant depuis le gouvernement Hamadi Jebali et gelée par les gouvernements Ali Laârayedh et Mehdi Jomaâ. Il s'agit du prélèvement sur salaire des cotisations syndicales au profit des quatre centrales syndicales présentes sur la scène nationale: l'Ugtt, l'Union des travailleurs de Tunisie, dirigée par Ismaïl Sahbani, la Confédération générale tunisienne du travail, pilotée par Habib Guiza, et l'Organisation tunisienne du travail, présidée par Lassaâd Abid. En plus clair, l'Ugtt, pilotée par Houcine Abassi, perd son statut de la seule organisation syndicale qui recevait directement, de la part des administrations et établissements publics, les cotisations retenues à la source sur les salaires des fonctionnaires, même s'ils n'y adhèrent pas ou plus encore même s'ils sont syndiqués au sein d'une autre organisation syndicale. Autrement dit, la manne financière qui renflouait mensuellement les caisses de l'Ugtt risque d'être réduite sérieusement et les barons de la place Mohamed-Ali verront le budget dont ils bénéficiaient jusqu'à mercredi 18 novembre provenir uniquement des cotisations des salariés adhérents. Une perte qui pourrait se chiffrer à des centaines de milliers de dinars perdus que Houcine Abassi et ses lieutenants seront obligés de chercher ailleurs. Une décision qui fait polémique Et comme l'on s'y attendait, les responsables du bureau exécutif de l'Ugtt se sont mobilisés pour dénoncer la décision gouvernementale, multiplier les déclarations pour montrer qu'elle est injuste et illégale et expliquer, à leur façon, ses dessous, estimant qu'elle constitue «une forme de pression sur l'Ugtt qui refuse de plier aux exigences de l'Utica lors des négociations salariales concernant le secteur privé». Sami Tahri, membre du bureau exécutif de l'Ugtt et son porte-parole, n'y va pas du dos de la cuillère et déclare : «La signature par le chef du gouvernement de cette circulaire au moment où un litige oppose l'Ugtt à l'Utica au sujet des majorations salariales dans le secteur privé constitue une prise de position du gouvernement pour faire pression sur notre Centrale syndicale». Dans la même lignée, Bouali M'barki, membre du bureau exécutif de l'Ugtt, s'emporte lui aussi contre la décision de Habib Essid et s'interroge sur les ondes d'une radio locale : «Quel est le poids réel des autres organisations syndicales pour que le chef du gouvernement décide de les aligner au même niveau que l'Ugtt? Quels sacrifices ont-elles consentis pour que la Tunisie recouvre son indépendance et sa liberté et quel rôle ont-elles joué pour le triomphe de la révolution et puis le sauvetage du pays quand il était menacé de tomber dans l'inconnu». Le débat ou plutôt la polémique est ainsi lancé et il risque de durer : pourquoi Habib Essid a-t-il décidé de traiter les quatre organisations syndicales sur un pied d'égalité en ce moment précis ? Va-t-on assister, à l'avenir, à des négociations sociales multiples, c'est-à-dire avec les organisations syndicales, chacune à part, dans le secteur où elle s'estime majoritaire pour ce qui est des syndiqués ? Une autre question s'impose aussi : la pluralité syndicale ne concerne pas uniquement les syndicats ouvriers. Elle touche également les syndicats patronaux et l'Utica risque aussi de voir la Confédération nationale des entreprises citoyennes (Conect), dirigée par Tarek Chérif, la supplanter dans certains secteurs où sa représentativité est supérieure à celle de l'Utica. D'ailleurs, le président de la Conect a intenté, depuis plusieurs mois, un procès auprès du Tribunal administratif, demandant à ce que le gouvernement soit obligé de respecter la loi et de négocier avec la Conect sur un pied d'égalité que l'Utica. Une décision illégale Au plan juridique, le Pr Abdelmajid Abdelli, enseignant de droit public à l'université El Manar, développe une autre approche. Il considère, en effet, que «le prélèvement sur salaire est une opération illégale aussi bien au profit de l'Ugtt ou une quelconque autre organisation syndicale parmi celles qui ont vu le jour après la révolution». «Tout le monde, relève-t-il, oublie que l'adhésion à une organisation syndicale, à un parti politique ou à une association est un acte individuel et libre. Personne ne peut obliger un salarié à adhérer à une organisation ou à une association. Malheureusement, nos administrations sont dans l'illégalité totale puisqu'elles font fi de la volonté des salariés et prélèvent sur leurs salaires une somme d'argent qu'elles remettent à l'Ugtt sans que les salariés ne les autorisent à le faire. Pire, même ceux qui n'appartiennent pas à l'Ugtt subissent le même traitement». Quant à la décision de Habib Essid de généraliser les prélèvement aux organisations syndicales qui en étaient privées jusqu'ici, le Pr Abdelli la considère comme «une décision illégale susceptible de recours devant le Tribunal administratif pour excès de pouvoir. Le Tribunal administratif peut l'annuler au cas où il serait saisi par l'un des salariés du secteur public ou du secteur privé refusant que son salaire soit tronqué mensuellement d'un montant précis». Le Pr Abdelli revient aux années Ben Ali quand le Fonds de solidarité nationale (FSN 26-26) était en vogue et que les contributions à ce fonds étaient automatiques, sans que personne s'y oppose publiquement. «A cette époque, un groupe d'enseignants universitaires ont introduit devant le Tribunal administratif une plainte contre le ministère de l'Enseignement supérieur qui prélevait sur les salaires certaines sommes au profit du FSN 26-26 sans leur autorisation. Le Tribunal administratif leur a donné raison», conclut-il.