Dans une démarche esthétique et politique à la fois, appliquant les codes d'un passé révolu à une réalité contemporaine, elle recueille à tout va, accumule, dépoussière, restitue, et réinsère dans le présent un passé occulté ou oublié. Toutes les fées ont dû se pencher sur le berceau de Faten Gaddès. Elle est jeune, belle, dynamique, bourrée de talent. Mais comment expliquer que cette artiste si insérée dans son temps, si contemporaine dans sa démarche, ait une aussi vieille âme ? Une âme qui refuse d'oublier, qui recueille les images du passé, qui amoncelle les souvenirs, qui vole au secours de ce qui s'efface, qui se fait réceptacle et conservateur de ce qui a été et ne sera plus. Ce qui la fait courir, hanter les vieux palais, camper dans la médina, investir la centrale de la Steg en essayant de gagner de vitesse les trax éventreurs, ce serait un devoir de mémoire, explique-t-elle. « Bourguiba a effacé la période beylicale. Ben Ali a effacé l'époque Bourguiba. D'où le désarroi identitaire des Tunisiens aujourd'hui » Dans une démarche esthétique et politique à la fois, appliquant les codes d'un passé révolu à une réalité contemporaine, elle recueille à tout va, accumule, dépoussière, restitue, et réinsère dans le présent un passé occulté ou oublié. Sa dernière aventure, entamée il y a déjà trois ans, et aboutie, seulement en partie puisqu' elle souhaite en faire un livre, nous est présentée cette semaine à la galerie Musk And Amber. « Mon Tunis », exposition d'une série de photos de personnages, constitue un portrait de la société tunisienne, ou du moins de celle que découvre Faten Gadès. Cela avait commencé de façon tout à fait anodine par la découverte, au fond d'un garage, d'un vieux fond de photographe, un de ceux devant lesquels posaient les familles endimanchées, les nouveaux mariés, les jeunes circoncis. Après avoir nettoyé et remis en état ce fond burlesque qui s'était révélé magnifique, elle le posa dans le jardin, testa la lumière, appela les enfants de la maison, et pris la première photo de ce qui allait devenir une série. A partir de là, Faten Gaddès allait entamer son périple : scanner la société tunisienne dans toutes ses composantes, sans en omettre aucune partie. Bien sûr, elle commença par son entourage immédiat, invitant ceux qui, par leur caractère, leur personnalité, leur style, ou leur aura, l'avaient touchée, impressionnée, amusée, ou séduite. On y trouve, dans un inventaire à la Prévert, des artistes, des politiciens, des intellectuels, des notables, des femmes du monde, son boucher, un pêcheur, des enfants. A tous, elle offre le même décor, variant les accessoires et les poses en fonction de la personnalité de chacun, ou de la manière dont elle le perçoit, de la connaissance ou de l'intuition qu'elle en a. Puis prenant son décor sous le bras, elle part camper dans la médina où elle invite artisans, prostituées, beznessas, et commerçants à poser. Enfin elle sort des villes, et pérégrine à travers la Tunisie profonde où elle réussit à vaincre la méfiance profonde de l'image, où elle partage le pain et le sel devant ce fond délicat de fleurettes à l'italienne dans un pays de steppes arides et de monts pelés. Partout, elle travaille de la même manière, à l'ancienne, avec la lumière naturelle, attendant patiemment l'évolution de la clarté, l'éclairage juste, se limitant à cinq prises, travaillant le numérique à la manière de l'argentique. A tous, elle offre le même décor, variant les accessoires au gré de l'inspiration de l'instant, confrontant les origines sociales, mais unifiant les apparences, suggérant au spectateur que si nous sommes tous différents, nous sommes tous égaux. Galerie Musk and Amber, Lamia Ben Ayed, la galeriste a offert une magnifique scénographie à l'exposition : le fond a été reproduit sur les murs, créant une troublante impression d'avoir traversé le miroir, d'être entré dans le décor. Un diaporama de quelque 200 photos est présenté en boucle, cependant que l'on expose différents formats, et différentes techniques, dont il nous faut signaler la qualité des tirages. Faten Gaddès, cependant, ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Certaines photos de cette série ont déjà été exposées Quai Branly. Elle est sollicitée par l'Institut des cultures de l'islam. Elle repart avec son décor sous le bras, et rêve de le monter dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris, devant les pyramides du Caire, ou, de manière plus immédiate, à Central Park. Ce n'est qu'après avoir terminé une série américaine et une série française qu'elle éditera ce livre pour lequel tout avait commencé.