L'avis rendu par l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois considérant la loi de finances 2016 comme inconstitutionnelle pose sérieusement la problématique du respect des ordonnances décidées par les instances constitutionnelles, pièces maîtresses de l'édification démocratique nationale Encore une fois, l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois fait parler d'elle en déclarant cinq articles de la loi de finances 2016 inconstitutionnels, à la suite d'un recours déposé auprès de la même instance par 31 députés de l‘opposition. Ce n'est, d'ailleurs, pas la première fois que l'instance agit de la sorte puisqu'elle avait déjà rendu un avis favorable à trente-deux autres députés (dont deux se sont rétractés à la dernière minute) qui ont attaqué la loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature, appelant à ce qu'elle soit considérée comme non conforme à la Constitution. Et l'on se rappelle, encore, le tollé général provoqué par la décision de l'Instance au sein du Palais du Bardo et les envolées verbales de Abada Kéfi, le bouillonnant député nidaïste et président de la commission parlementaire de législation générale qui est allé jusqu'à affirmer : «Les députés ne sont pas sous les ordres de l'Instance et ne sont pas obligés de suivre ses ordonnances à la lettre. Ses membres ont, paraît-il, oublié que ce sont les députés qui légifèrent, forts de la confiance et du mandat qui leur sont accordés par les électeurs». Les propos de Abada Kéfi résonnent toujours dans les couloirs de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) et l'on s'attend à ce que d'autres députés suivent ses pas et annoncent leur rébellion et leur refus d'une instance que certains accusent de chercher à bloquer l'action du gouvernement. D'autres parties n'hésitent pas également à faire aux membres de l'Instance des procès d'intention, soulignant que leurs avis sont motivés puisque, selon le projet de loi sur la Cour constitutionnelle, les sommités dirigeant l'Instance à l'heure actuelle ne seront pas autorisées à y siéger. Un dilemme en perspective Se pose, alors, un problème que Béji Caïd Essebsi, Mohamed Ennaceur et Habib Essid, ainsi que le conseil directoire du Conseil supérieur de la magistrature (si jamais la loi portant sa création est réadaptée et reconsidérée comme constitutionnelle), auront à résoudre en choisissant les prochains magistrats qui auront à siéger à la future Cour constitutionnelle. Faut-il ici rappeler que le choix des candidats à ladite cour — dont la mandature est de six ans — revient exclusivement aux parties indiquées ci-dessus. Va-t-on assister à une cour dont les membres feront preuve de docilité, voire appliqueront les directives de ceux qui vont les nommer ? Et pour être plus clair, les gouvernants actuels (exécutif et législatif) sont-ils disposés à accepter que les instances constitutionnelles déjà opérationnelles ou celles à créer à l'avenir, comme le prévoit la Constitution, exercent leurs fonctions, loin de la pression, des interventions amicales ou des considérations de conjoncture ? Pas plus tard qu'hier, jeudi 24 décembre, Mongi Rahoui, député du Front populaire, se félicitait sur une radio privée du courage manifesté par l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois qui a rejeté, en l'espace d'un an, trois projets de loi (la loi sur le CSM à deux reprises et la loi de finances 2016). Toutefois, il n'a pas manqué d'exprimer sa crainte de voir les pouvoirs en place essayer de mettre sous leur coupe les instances dont on attend la création. Les appréhensions de Mongi Rahoui sont partagées par Issam Chebbi, ancien constituant et porte-parole d'Al Joumhouri, qui confie à La Presse : «La crainte de voir les instances constitutionnelles domestiquées et la volonté de faire adopter des lois non conformes à l'esprit de la Constitution existent effectivement au plus haut sommet de l'Etat. Et il n'est pas normal que l'Instance contrôlant la constitutionnalité des lois se trouve obligée d'annuler trois lois dans un laps de temps d'à peine une année. Dans les pays démocratiques, les conseils d'Etat ou les cours supérieures traitent un ou deux dossiers se rapportant à une loi anticonstitutionnelle tous les dix ou quinze ans. Que dire alors du travail considérable qui attend la Cour constitutionnelle quand on sait que les justiciables auront la possibilité d'y recourir, à travers les avocats les représentant, arguant que les lois sur la base desquelles ils sont jugés ne sont pas constitutionnelles. Et il faut reconnaître que nous avons hérité un arsenal juridique désuet et devant être révisé dans les plus brefs délais». Quant à la tendance à minimiser la portée des avis rendus par l'Instance et aux déclarations de certains députés mécontents, notre interlocuteur précise : «C'est une mentalité inadmissible, à tous les égards. Les députés de la majorité ont le devoir de respecter la Constitution à la lettre et même s'ils manifestent leur colère à l'égard de l'Instance, ils ne peuvent que se résigner et appliquer les décisions qu'elle ordonne. Malheureusement, leur comportement ne fait que bloquer l'opération de l'édification démocratique nationale. Seulement, la veille dont fait montre la société civile, à travers ses associations suivant le processus de transition démocratique ainsi que l'action institutionnelle entreprise par l'Instance de contrôle de la constitutionnalité des lois qui trace la voie à suivre par la future Cour constitutionnelle finiront par pousser les antidémocrates à se rendre à l'évidence et à comprendre que la Tunisie est entrée de plain-pied dans une nouvelle étape au cours de laquelle il n'est plus question qu'une loi contredise l'esprit de la Constitution».