Il ne faut pas croire que la vie des Siciliens de Tunisie a été un long fleuve tranquille... Abandonnés par le nouvel Etat italien, qui a connu son unité en 1861, ils décidèrent de quitter leur Sicile suite aux conditions exaspérantes de vie et à la pauvreté vécue au quotidien. La mafia et la mentalité mafieuse qui régnaient sur l'île ne favorisaient pas non plus une bonne intégration dans la société, celle-ci, encore archaïque et féodale, voyait la grande richesse agricole partagée entre quelques grandes familles de la noblesse sicilienne, laissant mourir de faim la plus grande partie de la population. La seule solution était donc celle d'émigrer vers d'autres pays, comme les Etats-Unis, l'Argentine ou bien la Tunisie. Pour la Tunisie, les avantages étaient représentés par la proximité géographique et le coût presque inexistant du voyage, effectué parfois avec de simples embarcations de fortune et organisé par des passeurs. On se rend vite compte que le « modus operandi » de l'émigrant n'a vraiment pas changé, il est resté, j'oserais dire, le même. Nul, en effet, ne peut arrêter les flux migratoires, personne n'y a jamais réussi et personne n'y réussira ! Les hommes ont tous le droit à la mobilité, de traverser mers et océans, montagnes et collines. La mobilité humaine ne devrait pas être empêchée par une affreuse et inhumaine politique de visas ! Pour revenir aux conditions de vie de nos Siciliens de Tunisie, le peuple muet, comme on a bien voulu l'identifier, ces Siciliens ont trouvé en Tunisie un terrain favorable à leur intégration, le pays était en pleine construction ; routes, immeubles, infrastructures, bonification des terres marécageuses… Et la main-d'œuvre était vitale pour faire avancer le pays. Le Sicilien était robuste, fort, peu exigeant quant aux conditions de travail et un simple morceau de pain sec lui suffisait pour travailler durement toute la journée. Il ne faut pas croire, donc, que les conditions de vie étaient faciles, l'intégration dans un pays si proche ne s'est pas faite du jour au lendemain, le problème de la langue, la discrimination raciale, le dénigrement de la part des autorités coloniales étaient à l'ordre du jour. En effet, le Sicilien occupait une place entre le colonisateur et le colonisé, nous dira le grand écrivain tunisien Albert Memmi, un trait d'union entre les Français et ce qu'on appelait à l'époque « les Arabes », c'est-à-dire les Tunisiens. J'aimerais ouvrir une brève parenthèse à propos du mot « arabe ». Ce terme apparaît pour la première fois sur des documents officiels, au moment de la colonisation de l'Algérie, pour identifier une « race », alors que cette identification est fausse, vu que les races n'existent pas. Quant aux Tunisiens juifs du quartier de « La Hara », ils n'avaient aucun contact ou presque avec les Italiens juifs livournais, appelés « Grana ». « L'explication réside vraisemblablement dans les animosités intercommunautaires qui voient s'opposer les juifs tunisiens habitant donc le ghetto de La Hara à Tunis (les Touensa), dont Memmi est issu, et les juifs italiens (les Grana) qui, tout comme d'autres Italiens aisés, ne manquent pas d'afficher une certaine déconsidération à l'égard des autres ». «Sale sicilien macaroni, retourne dans ton pays, où on crève de faim» ! Combien de fois et pendant combien de temps, les Siciliens parmi la masse des plus humbles de Tunisie ont entendu prononcer cette phrase ? Mais si cette attitude raciste pouvait trouver une soi-disant « justification » dans l'attitude que le Sicilien pouvait avoir à l'égard du colonisateur, même si aucun acte raciste ne peut être justifié, celle-ci ne pouvait être tolérée par le Sicilien quand elle se produisait à l'intérieur même de la communauté « italienne », une communauté fracturée, culturellement différente, parlant aussi une langue différente ( les Siciliens étaient siculophones, les « Italiens » livournais, italophones ) qui rendait difficiles toutes sortes de compréhension entre les deux communautés. En effet, l'écrivain Adrien Salmieri parle « d'une sorte de fracture au sein de la colonie italienne, à un niveau social et culturel, entre une minorité d'enseignants, de notables, d'artisans et de commerçants gravitant autour du consulat d'Italie et de l'association culturelle Dante Alighieri — qui se revendique italienne à part entière — et une masse populaire indifférente, souvent aux identités fragiles, déracinée et sans repères, candidate potentielle à la naturalisation française, car elle trouve au sein de la nation du protecteur les moyens de satisfaire les besoins quotidiens qui lui sont niés. Mais contrairement à la masse d'ouvriers non qualifiés et de travailleurs prolétaires tous secteurs confondus, les quelques Italiens, qui bénéficient d'une situation économique plus aisée, sont à la tête des réseaux associatifs, scolaires, hospitaliers et bancaires italiens créés en Tunisie dès la fin du XIXe siècle. Maîtrisant l'italien littéraire, ils aiment affecter leur différence par rapport à leurs compatriotes, très souvent analphabètes (estimés à 40% des ressortissants de la colonie au lendemain de la Première Guerre mondiale). Cette minorité italienne de bourgeois, dominée par un clan de notables parmi lesquels on décompte de nombreux Grana, se donne comme objectif de mener, auprès de « ses compatriotes » plus démunis, une campagne civilisatrice parallèle à celle du colonisateur français. Cela démontre comment les animosités intercommunautaires dans la Tunisie coloniale étaient nombreuses et difficiles à cerner pour « un observateur extérieur », mais c'est grâce au travail des chercheurs sur la mémoire des Italiens de Tunisie que ces différences peuvent être comprises et expliquées au grand public.