Islamisation de la société tunisienne Manifestement, notre paysage social est en train de changer. Nos rapports, notre comportement et notre lexique ne sont plus les mêmes que jadis. Cette mutation touche pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne. On ne regarde plus autrui avec le même regard, on n'est plus tolérant comme autrefois, on n'use plus une bonne partie de notre chaleureux langage tunisien et on ne fait plus la fête comme autrefois. Que se passe-t-il ? Pourquoi ce changement ? Qui en est responsable ? Comment en est-on arrivé là ? Peut-on dire qu'il y a péril en la demeure ? La baraka dans les stades Après l'amalgame entre religion et politique, nous voilà face à un autre amalgame : religion et sport. C'est ce qui s'est produit, mercredi dernier, lors du match de football opposant l'Etoile Sportive du Sahel à l'Espérance Sportive de Tunis, où les supporters de l'équipe hôte ont déroulé à l'entrée des joueurs sur la pelouse un drapeau géant qui portait l'inscription « Mohamed, que la prière et la paix d'Allah soient sur lui !». Le geste a été vivement loué et le « spectacle » grandement apprécié par les commentateurs qui en ont, très longuement, remercié les organisateurs. En fait, le public étoiliste n'est pas précurseur en la matière, il a été précédé par un autre encore plus imaginatif. Il s'agit du président du Club Africain qui a construit une petite mosquée à l'entrée du Parc A. Pour sortir son club de la crise devenue chronique, le président a donc misé sur la foi sans doute pour que les joueurs bénéficient de la baraka divine. L'acte du président du CA pourrait être imité par les autres clubs qui connaissent les mêmes difficultés et même par ceux qui n'en ont pas, au risque de transformer nos parcs sportifs et peut-être bien nos stades en lieux de culte. Le dernier spectacle de Sousse n'en serait-il pas le prélude ? Car pour revigorer son équipe, le président aurait dû s'inspirer de Liverpool, du Bayern, du PSG, ou bien du Real Madrid ? Ces clubs emblématiques sont devenus grands parce qu'ils emploient leur argent uniquement pour servir le football et non pas des projets politiques ou religieux. Un club sportif est une école de formation des jeunes dans le domaine sportif, le faire dévier de cette vocation aura des répercussions graves. Que son auteur en soit conscient ou pas, une telle manière de procéder s'insère, forcément, dans ce processus pernicieux visant à saper les assises de la société tunisienne à petit feu. Elargissement des interdictions Les lieux de culte sont installés, pratiquement, sur tous les lieux de travail où des fonctionnaires abandonnent leurs postes ou se promènent avec des serviettes sur les épaules à l'heure de la prière, ou bien quittent leurs bureaux juste après celle-ci, surtout les vendredis. Et il y en a même dans certains lycées. Si ce courant se poursuit, tout le pays deviendra un grand lieu de culte où il n'y aura plus de place ni à l'apprentissage, ni au travail, ni au sport, ni aux loisirs. Les intégristes atteindront ainsi leur objectif, celui de la transformation du modèle sociétal tunisien et l'instauration de leur projet tant rêvé : le califat. Ce projet a été mis en marche depuis l'accession au pouvoir d'Ennahdha. Et voilà qu'aujourd'hui, ils commencent à en récolter les fruits. Pour maximiser les chances de réussite de leur projet, ils ont essayé de varier les procédés, tout en usant du même ingrédient : la religion, qu'ils ont de manière ostentatoire brandi et inoculée dans toutes les sphères de la vie sociale. Bien que la société tunisienne fût toujours musulmane. Conscients du fait que « l'école c'est l'appareil idéologique de l'Etat », comme le dit bien Louis Althusser, ils ont introduit la religion dans l'enseignement, à travers les jardins d'enfants, les écoles coraniques et les associations « caritatives », laissant les mosquées faire le reste dans les quartiers. Les lieux de loisirs aussi n'ont pas échappé à leur vigilance, puisqu'ils ont instauré leurs restaurants et leurs hôtels halal. Ceci s'observe, d'une manière encore plus claire, à travers le port du voile devenu massif et la manière de se saluer : on ne se dit plus bonjour, bonsoir, au revoir, bonne journée, à tout à l'heure, à demain..., mais tout simplement « Assalamou alaykom » et « inchallah ». Si le premier s'explique, en partie, par les difficultés financières qui privent certaines femmes des moyens de porter de beaux vêtements et de fréquenter régulièrement les salons de coiffure, le second pose problème, car il s'agit là d'un fait culturel généralisé qui est en train de s'enraciner subrepticement. Car, il ne faut pas oublier que le langage est porteur d'une culture qui se ramène, en fait, à une manière de penser, d'agir et de communiquer. Langage conventionnel délaissé Par ce changement de langage, n'est-on pas en train de perdre notre culture laïque, acquise depuis des siècles, qui fait notre tunisianité et notre fierté? N'est-on pas en train de supplanter nos expressions bien de chez nous, telles que « aslama », « bislama », qui sont une sorte de carte d'identité, permettant notre identification auprès de nos amis arabes et autres ? Ne devrait-on pas voir dans ces attitudes une manière de nous défaire de notre spécificité et de nous identifier aux musulmans de tous bords, y compris les « daouaechs » ? N'est-on pas en train d'assister à l'islamisation de la société comme planifiée il y a quelques années? Apparemment, ce projet va bon train. Les « savants » opulents qui ont eu le mérite de cultiver le renoncement à la vie terrestre et de promettre l'éden aux miséreux d'ici-bas ont épuré l'âme des « fidèles », pour qu'ils puissent retrouver le bon chemin, celui qui mène tout droit à l'eldorado céleste qu'ils n'ont pu trouver sur terre. Ce chemin n'est autre que celui du jihad. Quand on fait intervenir le sacré, on n'est plus en droit de contester quoi que ce soit, sous peine de commettre un sacrilège. Ce procédé est très payant, ça marche à tous les coups. Oui ! Il y a péril en la demeure. Car le fanatisme religieux et le terrorisme ne se faufilent pas dans une société seulement à travers la misère matérielle des gens, mais aussi entre les mailles de leur misère intellectuelle. Il y a donc urgence à agir en immunisant notre société contre ces dérives ô combien lourdes de conséquences! Tout le monde doit s'y mettre, surtout les enseignants et les hommes de culture. Mais, pour qu'ils puissent accomplir convenablement leur mission, il va falloir que l'Etat intervienne, au préalable, pour leur aplanir le terrain. Il est appelé à sévir contre tous les auteurs de ce genre de projet déstabilisateur. Mais au moyen d'actions dissuasives et coercitives, non avec des promesses en l'air ou des discours sermonneurs.