Par Yassine ESSID «Nous risquons une dictature pire que celle de Ben Ali», a déclaré à la Une de ce journal l'ex-président d'un organe proclamé à l'époque Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et plein d'autres choses encore. Cette instance, dépositaire pour un temps de la conscience révolutionnaire, qui s'était constituée en un ordre souverain en dehors de toute représentativité démocratique, était peuplée de braves gens qui n'aspiraient alors qu'à nous gouverner, aurait-elle à ce point manqué de discernement ? Par quelle erreur, par quelle méconnaissance, par quelle distorsion, la vue de cet aréopage d'experts et de révolutionnaires patentés a été à ce point trahie au point d'aboutir à cet intolérable constat ? Tant de débats, tant de vaines polémiques et d'empoignades dans la recherche de la voie idoine pour se retrouver finalement à dénoncer un régime supposé déterminé à liquider les acquis du 14 Janvier? Ceux qui nous exhortent aujourd'hui à la vigilance avaient pourtant et en toute candeur largement contribué à la victoire d'un parti qu'ils accusent à présent de vouloir implanter une dictature en Tunisie. Ils eurent pourtant tout loisir pour se poser cette question banale : si les islamistes viennent au pouvoir et appliquent leur programme, ne faut-il pas craindre une nouvelle dictature ? Question qui s'imposait d'elle-même par le simple fait qu'en dépit des apparences, les islamistes, qui sont restés en retrait tout au long des événements, ne manifestaient que du mépris pour la démocratie dont ils rejetaient les principes mêmes. Bernés, imbus de leur statut de mandataires du peuple, ces réformateurs ont été incapables de comprendre la spécificité de ce que la société tunisienne est devenue, les contradictions qui la traversent, ce que les gens éprouvent au fond d'eux-mêmes ; incapables aussi de cerner la nature de la contestation religieuse dans le pays, les capacités de mobilisation des islamistes, leurs structures d'encadrement, leur idéologie qui permet de masquer les contradictions et de simplifier les fractures sociales. Ils furent aussi largement abusés par la pratique d'un discours que les islamistes valorisent, qui procède de la feinte et de la dissimulation, admet qu'on dise la chose et son contraire, accepte qu'on tergiverse, permet qu'on temporise où qu'on trompe son monde expressément. Enfin, l'autre bévue est de ne pas s'être rendu compte qu'un mouvement est dit révolutionnaire par l'existence de quelque chose qui va se transformer en progrès. Sauf lorsqu'il s'agit de religion. La révolution qui s'est réalisée sur le principe de la liberté serait-elle déjà en train de se débattre dans les affres de la désillusion ? Plutôt que de chercher à établir une échelle de magnitude dans l'appréciation des régimes de domination, on aurait mieux fait de méditer sur ce qui confère ou non à ce régime en construction le qualificatif de dictature. Rappelons quelques faits. Ce qui est abusivement appelé révolution était en fait une vague inattendue d'initiative populaire qui va transformer le pays de fond en comble. Un événement caractérisé d'abord par une volonté collective d'un peuple déterminé à en finir avec le régime. Ni lutte de classes, ni affrontements sociaux, ni avant-garde, parti ou idéologie politique. Pas d'alliance ni lutte entre différentes factions, pas de compromis non plus entre classes sociales. Tout juste un affrontement entre le peuple et ses dirigeants. Gouvernements provisoires et instances révolutionnaires s'étaient ensuite appliqués à une démarche restée asymptotique par rapport à la réalité du pays et à la nature de l'événement. Car comment envisager de changer l'organisation politique du pays, son système économique, sa politique sociale sans nous changer nous-mêmes, notre manière d'être, nos rapports aux autres et aux choses. Et il n'y aurait eu de révolution réelle qu'à la condition de ce changement radical. C'est dans ce contexte marqué à la fois par l'absence de rupture totale avec le passé et le défaut de consensus sur les finalités de la révolution, qu'un parti islamiste s'est hissé au pouvoir. Telles ces pitoyables créatures de la littérature, le modèle de domination politique a muté. La vieille dictature où une personne exerce tous les pouvoirs de façon absolue, sans qu'aucune loi ou institution ne le limitent est révolue. La culture du chef infaillible dont la parole est censée énoncer une vérité définitive sur chaque sujet, auquel on obéit aveuglément et de son corolaire le culte de la personnalité sont passés de mode. C'est désormais le parti qui tranche en dernière instance tous les litiges, prend les décisions ultimes et décide dans les situations exceptionnelles. On usurpe plus le pouvoir, on n'y accède plus par un coup de d'Etat, mais par la démocratie et le suffrage universel. Une fois au pouvoir, le régime, habillé du costume de la légitimité, va vivre son histoire comme la lutte du bien contre le mal. On commence d'abord par diviser la société, selon le cas, en bons et méchants, patriotes et ennemis de la nation, croyants et mécréants. La politique est ainsi réduite en un affrontement avec l'ennemi intérieur : démocrates, syndicalistes, artistes, intellectuels, qu'il s'agit d'attirer ou d'éliminer à travers une gamme de procédés, par la séduction, la pression, l'intimidation, la menace, l'usage de la violence verbale, parfois physique. Une telle démarche conduira inexorablement à liquider tous les concurrents, y compris les instances élues. D'où l'importance accordée à la propagande officielle par la mainmise sur la presse afin s'assurer le monopole de la parole publique. Cette situation conduira le régime à se projeter dans l'infini, à interpréter toute éventualité de sa défaite future comme une menace, toute opposition comme complot fomenté par les réactionnaires qu'il s'acharne à poursuivre sous le prétexte de préserver les acquis de la révolution. La transformation du régime politique est aussi réalisée par la prise en main, lorsque ce n'est pas la liquidation pure et simple, de la culture, de l'éducation, de l'université et de la famille. En matière d'économie et de dépenses publiques, on accuse ce régime d'incompétence et de produire de piètres administrateurs. Mais ils n'en a cure, car la prospérité est incompatible avec la dictature. Les difficultés économiques rendent en effet les gens de plus en plus dépendants du gouvernement, plus soumis, plus dociles et plus reconnaissants envers ses réseaux d'assistance. Quant aux exclus, ils seront mobilisables et endoctrinables à merci. Attachés à sa survie, le peuple ne se préoccupera alors plus de politique mais de sa misère quotidienne. Les bolcheviks n'avaient-ils pas utilisés la pénurie et la répartition des biens de consommation pour faire accepter le nouvel ordre ? Comme il n'y a pas de pouvoir sans unité de la nation, il faut éliminer toute conflictualité politique et sociale, abolir tout ce qui sanctionne la division et les remplacer par les institutions intégratrices, par un seul parti, une seule opinion. Une fois le régime bien installé, il cherchera à rédiger une nouvelle constitution, demandera au peuple de l'approuver et là personne n'y peut rien.