Par Abdelmajid Sahraoui* Le 26 janvier 1978, la grève générale décrétée par l'Ugtt dégénère en émeutes. C'était la première grève générale après l'indépendance. Dans leur fuite en avant, les durs du régime, s'obstinant à refuser au peuple tunisien ses droits et aspirations, se cantonnaient dans leurs vieux réflexes en reprenant le refrain du complot contre la sûreté de l'Etat à chaque fois qu'il y a mécontentement et crise. Cependant, on ne pouvait occulter indéfiniment un déséquilibre dangereux dû à la sclérose des structures politiques qui n'avaient pas su se réformer et s'adapter aux conditions nouvelles du pays. Le parti unique se voulait toujours omnipotent avec l'appui d'organisations satellites, il avait de moins en moins prise sur les couches les plus dynamiques de la population qui trouvaient dans le syndicat le lieu et les moyens de leur combat et de leur militantisme. Le PSD (parti socialiste destourien) perdait de son prestige et de sa crédibilité, continuait de s'affaiblir auprès des masses et des cadres, tandis que l'Ugtt se renforçait, devenant le creuset du bouillonnement politique de la société, surtout la jeunesse. Les durs ou les faucons du parti et du gouvernement ne réalisaient pas cependant que le fossé devenait grandissant entre le pays légal et le pays réel. La classe politique était plutôt tiraillée par la course à la succession depuis la révision de la Constitution en 1975 et l'adoption de la succession automatique du président de la République par le Premier ministre. Les détracteurs de l'Ugtt ne tardèrent pas à faire croire à Hedi Nouira que Habib Achour complotait contre lui pour lui barrer la route de la succession. Le Premier ministre, qui prônait jusque-là la concorde et la paix sociale après l'adoption du pacte social en 1977, devait céder à son tour à la tentation de son entourage de vouloir en finir avec la centrale syndicale jugée de plus en plus irréductible alors qu'en fait elle était plutôt soucieuse d'assurer naturellement sa vocation syndicale en toute indépendance. La brutalité avec laquelle le régime avait réagi face aux grévistes du secteur textile de Ksar Helal était en quelque sorte une démonstration de force. C'était en octobre 1977, la répression était d'une férocité rare d'autant plus que le PSD considérait cette localité du Sahel comme étant son fief traditionnel. C'était à Ksar Helal que le Néo-Destour vit le jour le 2 mars 1934. On fit même appel à l'armée pour évacuer les grévistes en sit-in dans les usines .Les arrestations en masse n'empêchaient pas le mouvement de protestation sociale de faire tache d'huile, atteignant les localités avoisinantes. Le ministre de l'Intérieur fut limogé pour laxisme. La crise, jusque-là latente au sein du gouvernement, éclata au grand jour. Six ministres annoncèrent leur démission en bloc. C'était une première. Ils refusaient de cautionner un processus de confrontation appelant à une reprise du dialogue. Mais l'engrenage de la confrontation s'était déjà mis en marche, le Comité central du parti, dans sa réunion du 20 janvier 1978, donna le ton dans sa résolution finale en reprenant la thèse du complot. Le climat social était à son paroxysme un peu partout dans le pays depuis qu'un barbouze du parti ait menacé publiquement à Sousse d'éliminer Habib Achour, allant jusqu'à exhiber un revolver. Face à l'intransigeance du régime d'aller en avant dans sa volonté de domestiquer l'Ugtt, le bureau exécutif de la centrale syndicale entérina la recommandation de la commission administrative et du conseil national appelant à une grève générale d'avertissement pour le 26 janvier. Le pire ne tarda pas. Le 26 dès le matin, les forces de l'ordre étaient aux aguets. Quant à la milice du parti, elle continuait à sillonner la capitale et les grandes villes du pays procédant à des actes d'intimidation et de provocation envers les manifestants pour la plupart les jeunes désœuvrés des quartiers périphériques deshérités. Ils étaient par milliers et les victimes étaient par centaines. On déplorait 200 morts et au moins mille blessés. C'était l'expression de la colère et de la détresse des citoyens qui n'oublieront jamais le crépuscule du bourguibisme, notait un journaliste français. En conclusion d'un autre article on lit : on s'étonne à découvrir que le carnage du 26 janvier 1978 présente une scénographie répressive ressemblant à s'y méprendre à celle qui se déploya un certain 9 avril 1938. L'événement, qui confirmait l'entrée du Néo-Destour dans l'histoire, le 9 avril 1938, se projette sur l'événement qui prélude à sa sortie de l'histoire, le 26 janvier 1978. Un processus politique échappait à l'autorité du moment. En fait, l'affrontement sanglant du jeudi noir était inutile dans la mesure où il était dû à l'entêtement d'un régime coupé de la réalité depuis qu'il a cessé d'être à l'écoute des aspirations d'une jeunesse avide d'émancipation. Le « tort » de l'Ugtt est qu'elle était devenue le porte-étendard des libertés individuelles et publiques et incarnait de plus en plus les idéaux de l'élite, de tous bords, pour un lendemain meilleur. *(Syndicaliste parmi les condamnés dans les événements du 26 janvier 1978)