Dans une interview sur la situation actuelle en Tunisie, parue en France le 23 juin 2021, Jalel Ben Brik Zoghlami, avocat, militant communiste, ancien prisonnier politique, l'un des fondateurs du Front populaire, analyse la situation délétère en Tunisie et passe au crible les trous d'air par lesquels passe le pays, exprime sa préoccupation du recul des libertés et explore la menace qui pèse, alors que les islamistes demeurent les maîtres des horloges depuis 2011. Pour lui, les choses ne peuvent plus rester au point mort. Le virage est incertain et seule l'Ugtt est capable de tenir tête aux desseins sombres de la classe politique. Ecoutons-le avec sa franchise habituelle et son franc-parler. Quelle est ton appréciation de la situation en Tunisie ? La situation politique et sociale a brutalement empiré. Elle était déjà en crise mais les annonces du gouvernement ont précipité les choses. Après la révolution et la chute du régime Ben Ali en janvier 2011, la Tunisie a connu onze gouvernements successifs. Tous liés par l'application des programmes d'ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) qui ont commencé dès 1985. La plupart de ces gouvernements ont inclus le parti intégriste Ennahdha et les partis «modernistes», ou bien des «technocrates» soi-disant indépendants, mais en réalité des hauts fonctionnaires liés à la Banque mondiale et au FMI, ainsi que des anciens du régime Ben Ali reconvertis après 2011. Compte tenu de la faiblesse des partis bourgeois, règne un capitalisme de type colonial, où l'impérialisme français, l'Union européenne, l'impérialisme américain, les monarchies du Golfe (Qatar, Emirats et Arabie saoudite) et plus récemment la Turquie, jouent un rôle majeur. Néanmoins, tous ces gouvernements ont fait preuve d'une faiblesse. Leurs programmes d'austérité, « d'ajustement » n'ont pu passer en force et s'imposer. Ni le mouvement populaire, ni la centrale syndicale l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) qui en est au cœur, n'ont pu être brisés. Bien sûr, depuis 2011, nous avons connu des reculs. Mais les masses n'ont jamais cessé leurs protestations, leurs sit-in, leurs manifestations sur les mots d'ordre de la révolution : l'exigence de travail, d'un système de santé, de programmes de développement des régions déshéritées, etc. Pas une année, ni quelques mois sans grèves et manifestations de tel ou tel secteur de la classe ouvrière : il y a eu deux grèves générales, des mouvements comme dans la fonction publique, des grèves à l'appel des centrales régionales de l'Ugtt. La bourgeoisie tunisienne et ses maîtres internationaux n'ont pas trouvé la formule gouvernementale permettant une certaine stabilité politique, en particulier lors de l'élection présidentielle d'octobre 2019 qui a vu un candidat «hors parti», Kaïs Saïed, être plébiscité. Quelles sont les mesures brutales que le gouvernement veut mettre en œuvre ? Quelle est la réaction du mouvement ouvrier ? Ce que promet l'actuel Chef du gouvernement, Mechichi, c'est un programme de liquidation pur et simple du secteur public. C'est la vieille recette des institutions internationales pour en finir avec les entreprises publiques (Tunisair, Tunisia Ferries, des banques publiques, etc.), imposer le gel des salaires et des embauches dans le secteur public, avec à terme l'objectif de liquider 20% des emplois. Le Chef du gouvernement justifie cela par les conditions fixées par les bailleurs de fonds : «Si nous ne mettons pas en œuvre ces mesures, nous n'obtiendrons pas les crédits des bailleurs de fonds». Les mesures annoncées incluent également l'arrêt des subventions publiques des produits alimentaires de base qui se traduit par une brutale baisse du pouvoir d'achat. Enfin, l'annonce de la possibilité de vente des terres agricoles à des multinationales étrangères (et en particulier aux Qataris) a provoqué d'importantes protestations parmi les petits paysans dans des régions et des secteurs qui n'avaient pas protesté jusque-là. Pour les couches populaires, la classe ouvrière, la paysannerie, les jeunes chômeurs et les populations des régions déshéritées, cette annonce de la vente des terres est considérée comme une provocation contre la souveraineté nationale. L'Ugtt, organisation historique de la classe ouvrière tunisienne, a dit clairement non à ce programme d'ajustement, non à la liquidation du secteur public, à la vente des terres agricoles, pour le gel du prix des produits alimentaires de base. La semaine dernière, l'exécutif de l'Ugtt élargi aux secrétaires des vingt-quatre unions régionales a adopté une position nette, et convoqué pour le 17 juin l'instance de direction large de la centrale, habilitée à appeler à l'action. Ces deux dernières semaines ont été marquées par les mobilisations contre les violences policières. Plusieurs bavures policières commises dans des quartiers populaires ont mis le feu aux poudres. La mort d'un jeune lors d'un contrôle de police dans le quartier de Sidi Hassine à l'ouest de la capitale, puis une vidéo qui a largement circulé et qui montre des policiers frappant et dénudant un enfant de 15 ans, tout cela a provoqué une vague d'indignation et de colère sociale dans de nombreux quartiers et régions. Et cela d'autant que la responsabilité du Chef du gouvernement qui est aussi ministre de l'Intérieur, est engagée. Les manifestations scandent « à bas le gouvernement de misère et de répression ! » Quelques mots pour conclure, dix ans après la révolution tunisienne ? Malgré dix ans de lutte du mouvement populaire et sa cheville ouvrière qu'est l'Ugtt, malgré les mobilisations, les luttes, il y a aussi un certain degré de désespoir parmi des secteurs déshérités et des franges de la petite bourgeoisie écrasée. Cela se traduit tant par le vote pour des intégristes que par l'illusion que peut créer une Abir Moussi, représentante du Parti destourien libre qui prône le retour à Ben Ali (financée par les Emirats). Les partis de gauche ont été affaiblis. La direction de l'Ugtt, elle, intervient sur tous les sujets politiques, et d'une certaine façon, joue de fait le rôle d'un parti ouvrier... mais refuse de proposer une issue à la question du pouvoir. Aujourd'hui, nous sommes à un tournant : la pression du capital international exige de passer en force contre le mouvement des masses. Ou bien cette pression amènera l'Ugtt à prendre la tête de la mobilisation contre le gouvernement, vers la grève générale, sur une perspective anti-impérialiste et démocratique, ou bien la colère qui monte ira dans d'autres directions et risquerait de se retourner contre le mouvement ouvrier organisé. Propos recueillis le 16 juin 2021 par Dominique Ferré