Le roman dans tous ses états Les métamorphoses du roman français et d'expression française, des années 80 à aujourd'hui, sont l'objet d'une rencontre littéraire qui se tient du 11 au 13 février à l'académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beït al-Hikma. Le comité scientifique de ce colloque international —composé de Rabâa Abdelkéfi, de Emna Belhaj Yahia, de Ridha Bouguerra, de Béchir Garbouj, de Samir Marzouki et de Najet Tnani— l'a intitulé «Nouvelles formes, nouveaux rapports à l'Histoire». On y décèle, comme l'affirme ce comité dans le texte de présentation de l'événement, une volonté de savoir «s'il existe des tendances fortes, des lignes de convergence ou s'il faut, au contraire, parler d'un champ éclaté». L'un des enjeux de la rencontre est également de réfléchir sur «les nouveaux rapports que le roman actuel cherche à établir avec le réel, qu'il s'agisse du quotidien des Hommes ou de la grande Histoire». Des écrivains, critiques et universitaires tunisiens et étrangers, invités au colloque, ont enrichi la réflexion sur la question du roman francophone contemporain. Le programme de la première journée a annoncé la couleur et installé le cadre général du débat. Entre points de vue personnels sur l'évolution de la littérature romanesque et expériences personnelles d'écrivains, la séance de l'après-midi a joint l'utile à l'agréable grâce aux interventions teintées d'originalité. Chacun y a en effet mis de sa culture, de son imaginaire, de sa personnalité et de sa plume, évoquant pour Ali Bécheur l'évolution «de l'auteur omniscient au narrateur», «Histoires nourricières» par Renata Ada-Ruata, «Ecriture fragmentaire et métaphores obsédantes, écrire avec l'ombre et la lumière» et enfin Saber Mansouri sur son passage «de l'Histoire au roman; itinéraire d'une traversée». De l'invention du «Je» Le romancier tunisien Ali Bécheur («De miel et d'aloès», «Tunis blues»...) a proposé sa lecture de l'évolution du roman français en commençant par les écrivains du XIXe siècle. «Le point commun entre Zola, Hugo, Maupassant et leurs auteurs contemporains c'est qu'ils sont omniscients», commence-t-il par expliquer. Dans leurs écrits, ils savent tout et créent tout (personnages, décors...). Ils sont derrière chaque mot, chaque virgule. Ali Bécheur les compare même aux metteurs en scène de cinéma. «Flaubert se caractérise par son impersonnalité. Il ne prend pas position et jamais il n'exprime son point de vue personnel d'auteur», ajoute-t-il. Ceci jusqu'à l'avènement du grand tournant dans l'Histoire des arts qu'est la naissance de la photographie en 1825, suivie de l'invention du cinématographe par les Frères Lumière en 1895. Un vif débat est né, sur la nature de la photographie. Est-elle un simple procédé de représentation du réel ou un art? La réponse viendra plus tard. En attendant, cette invention va influencer tous les arts, qui, selon le sociologue français Pierre Bourdieu, évoluent de façon parallèle. La photographie va libérer les arts plastiques de la fonction de mimesis. A son tour, l'écriture en sera transformée quand les auteurs vont prendre conscience qu'ils ne peuvent pas rivaliser avec le pouvoir représentatif de la photographie. Ils essayent et inventent de nouveaux procédés, comme l'a fait Balzac. Des courants littéraires vont naître, à commencer par l'impressionnisme où l'on exprime une impression de la réalité. «C'est la relativisation au lieu de l'objectivisation de la réalité, dont les écrivains s'éloignent de plus en plus : on passe de l'image à l'image mentale», résume Ali Bécheur. Et puis, vinrent des écrivains comme Proust et Céline. Avec eux, on passe de l'auteur omniscient au narrateur. Celui-ci utilise le «Je», se revendique comme étant subjectif et use volontairement de polyphonie. «Chaque personnage dit "Je"», s'exclame enfin l'intervenant. Croisements dans des parcours éclatés La romancière Renata Ada-Ruata («Elle voulait voir la mer») est fille d'immigrés italiens en France. L'universitaire et auteur franco-marocaine Lamia Berrada («Kant et la petite robe rouge» est originaire des deux pays mais aussi du Sénégal, d'Ecosse et d'ailleurs. Et l'historien et romancier tunisien Saber Mansouri («Je suis né huit fois») a eu son bac en Tunisie avant de poursuivre ses études en France. Les trois ont en commun leur rapport à la langue française. C'est une langue mère pour certains, une deuxième langue pour d'autres, mais, en dépit de leurs origines, ils ne la considèrent pas comme la langue de l'autre, tel qu'il soit «perçu» par ailleurs. D'autre part, ces écrivains ont un rapport particulier, très personnel à l'écriture et ont choisi de se raconter. Ils affirment l'influence de leurs histoires familiales sur leurs parcours, sur leur produit littéraire. «J'ai choisi d'écrire des histoires d'hommes et de femmes ordinaires», avance Renata Ada-Ruata. Ces histoires sont entre autres celles des travailleurs qu'elle a toujours connus et qui n'ont jamais songé à prendre la plume. Elle propose son témoignage sur l'Histoire de la France qu'elle a connue et connaît aujourd'hui. Elle tenait quand même à être pleinement engagée dans ses écrits et a opté pour le «Je». L'auteur explique qu'elle a également bataillé pour imposer le style non linéaire, avec des chapitres décalés et des chevauchements de scènes de ses écrits. Parmi les intervenants, elle n'est pas la seule à voir dans les structures éclatées une technique qui transmet les parcours, les histoires et les ressentis dans leur dimension crue mais avec une profondeur indéniable. C'est le cas de Lamia Berrada qui décrit son écriture comme une survivance. Son histoire personnelle a influencé ses textes : «Je pense écrire à partir du silence. Mes personnages naissent d'eux-mêmes, sans filiation», confesse-t-elle. Quant à Saber Mansouri, il a conté son passage de l'écriture sur l'Histoire à la production romanesque dans un texte teinté d'humour et empreint de réflexions synthétiques. C'est en retournant à ses origines et à son enfance qu'il a trouvé son chemin dans l'univers du roman. «Je me suis rappelé mon troupeau de chèvres et j'ai décidé de le suivre où il me mènera», note-t-il. Et d'ajouter : «J'ai décidé d'écrire des romans parce que la vie et l'Histoire sont des affaires trop sérieuses pour les abandonner aux historiens».