Par Mahmoud Hosni Il y a deux mamelles qui continuent à traire les Tunisiens, même si elles sont aujourd'hui presque totalement taries et auxquelles ils s'accrochent encore. Ce sont d'une part rizq el beylik (le bien public) et la fonction publique. Deux phénomènes qui sont en fait un legs d'une époque révolue mais qui continuent à alimenter l'imaginaire et le comportement. Si la notion de bien public (rizq el beylik) consiste à profiter à outrance et sans vergogne du bien public, en réaction à l'époque du bey et de l'ère coloniale, marquées par l'injustice, le favoritisme et le népotisme, celle de la fonction publique est héritée des premières décennies de l'indépendance où l'Etat recrutait à tour de bras pour combler les vacances laissées par les étrangers et mettre en place une administration centrale, régionale et locale. Bien plus : ce fut une époque où le gouverneur ou le délégué décidait de faire embaucher des chômeurs dans une administration ou une entreprise régionale, et les sociétés régionales de transport, notamment, en savent quelque chose, ayant longtemps souffert d'une pléthore de personnel, dont la plupart se tournaient les pouces et n'étaient d'aucun rendement pour l'entreprise. Aujourd'hui, il y a eu la révolution. On a cru les Tunisiens mûrs pour s'engager sur la voie de la démocratie, de la liberté et surtout de la citoyenneté, c'est-à-dire celle du discernement et de la capacité à faire la part des choses. Or, jusqu'à ce jour, les Tunisiens continuent à s'accrocher à ces deux mamelles que sont rizq el beylik et la fonction publique, alors que la vache est aujourd'hui à terre, totalement tarie et épuisée. Rizq el beylik se traduit dans les faits par la pléthore des fonctionnaires publics et qui place la Tunisie en tête de peloton. Et qui plus est, se trouve marquée par la mauvaise répartition géographique des fonctionnaires, confinés à ne rien faire dans les administrations centrales, alors qu'ils auraient été plus utiles dans des administrations régionales et locales qui souffrent d'un manque flagrant de représentation. C'est là, en outre, le grand tort d'une administration centrale qui, au lieu de créer une dynamique créatrice et créative, bloque les rouages. Rizq el beylik, c'est surtout ce mal endémique qui ronge l'Etat jusqu'aux os, jusqu'à la lie. Ce mal s'appelle la corruption et qui, paradoxalement, au lieu de disparaître, s'est aggravé après la révolution. On se fait graisser la patte pour les marchés publics, pour la réception des travaux de toutes sortes... Bref, tous ceux qui ont pignon sur rue jettent leur conscience par-dessus bord pour s'offrir le beurre et l'argent du beurre. Le pire est que l'Etat ne fait rien pour se défendre, n'engage pas de procès pour se défendre. Tant pis pour nous, pauvres hères, pauvres citoyens lambda. Quant à la fonction publique, les jeunes s'accrochent encore à ce filon, devenu pourtant un mirage. Voyez les sit-in des chômeurs (diplômés du supérieur et non-diplômés) devant les sièges des gouvernorats et les ministères et qui réclament l'emploi à l'Etat. Pourquoi ? Tout simplement pour avoir la garantie de la stabilité de l'emploi, des assurances sociales et une retraite au bout du parcours. Revendications légitimes, clament des partis politiques, à la recherche de voix électorales et pour se donner une assise et une présence ? Certes, mais si l'Etat n'arrive plus à embaucher et que les rouages économiques sont au point mort, que faire alors? D'autant qu'il y a une sorte de paradoxe dans les comportements et les réactions. Dans la région de Kasserine, en ébullition il y a quelques semaines pour revendiquer l'emploi, les habitants s'opposaient à l'implantation de l'exploitation d'un gisement de phosphate, générateur de centaines d'emplois, sinon plus. Comment expliquer cette contradiction, sinon par vouloir le beurre et l'argent du beurre... Quant aux jeunes diplômés du supérieur, il ne saurait y avoir grand reproche à leur faire de s'accrocher à l'emploi dans la fonction publique. La faute incombe tout autant à leur cursus scolaire et universitaire qu'au cocon familial dans lequel ils ont grande et évolué. Ni leurs familles ni l'université ne sont attachées à les mettre en relation avec le tissu associatif et encore moins avec le tissu industriel et productif pour les préparer au monde du travail et à ses exigences. Quand un jeune diplômé qui clame attendre un emploi depuis cinq, dix ou quinze ans, il est tout simplement à plaindre, parce que tout autant sa famille, son milieu scolaire et universitaire que son environnement ont contribué à lui plaquer des œillères qui l'empêchent de voir autour et d'être une tête bien pleine plutôt qu'une tête bien faite, pour paraphraser Rabelais. J'ai rencontré des jeunes diplômés engagés dans le tissu associatif et des jeunes «fatalistes» écrasés par le désespoir et qui ne font rien pour changer leur vie et le cours des choses. Les premiers se battent contre tous les obstacles, contre la bureaucratie écrasante, contre les idées reçues, contre la routine ambiante pour lancer des idées, des initiatives, des projets créateurs. Les seconds se confinent dans un attentisme désespéré, celui de la fonction publique. Et c'est là que réside tout le hiatus: entre cette sève nouvelle qui va nourrir la Tunisie post-révolution et cette jeunesse encore accrochée au fil ténu de la manne céleste qu'est la fonction publique...