Selon l'OMS, le tourisme est le secteur le plus touché par la crise sanitaire sans précédent liée à l'épidémie du covid-19. Et afin de sauver ce secteur stratégique et lui rendre ses lettres de noblesse, l'organisation propose d'inclure le tourisme en tant que priorité dans les futurs efforts de redressement. Mais, à elle seule, cette approche est-elle bien suffisante pour rendre compte des conséquences réelles, directes et indirectes, de la crise sanitaire sur le tourisme ? Pour l'universitaire Moez Kacem, la relance du tourisme ne peut se faire indépendamment d'un nouveau schéma de développement, mettant en avant le marché domestique, sans, toutefois, répéter les mêmes erreurs commises par le passé. Entretien Avec la propagation du coronavirus, le tourisme intérieur ou domestique est-il, aujourd'hui, un choix stratégique ou une porte de secours pour sauver le secteur ? Voici une nouvelle crise qui nous démontre, encore une fois, l'importance du marché domestique en tant que marché régulateur du tourisme tunisien. On l'a déjà expérimenté lors des précédentes crises (2015-2016) ; c'est un marché qui démontre une résilience conséquente et il est loin d'être une porte de secours. Mais malheureusement, le modèle de développement actuel du tourisme tunisien était depuis toujours focalisé sur les arrivées internationales, c'est pourquoi la chaîne de valeur dans la majorité de ses maillons souffre d'une grande dépendance envers les marchés étrangers, les tour-opérateurs internationaux et le transport international. Parlons chiffres, l'indice de dépendance du tourisme tunisien à l'égard du marché domestique est environ 12%, ce qui est très loin de la moyenne mondiale située à 68%. Cet indice est de 21% pour la région d'Afrique, qui enregistre la plus faible performance par rapport aux autres régions du monde, notamment l'Amérique du Nord où le marché du tourisme domestique représente 82%. Certainement, dans son état actuel, le tourisme domestique ne peut, à lui seul, se substituer aux marchés internationaux surtout que le secteur a été toujours appréhendé comme générateur de devises (donc dépendant des touristes internationaux). Il ne peut ni remplir les établissements hôteliers sur toute l'année, ni faire fonctionner le parc automobile des 800 agences de voyages dispersées sur tout le territoire tunisien. Seulement, changer de modèle de développement permettrait d'assurer un certain équilibre entre les marchés internationaux et le marché domestique ramenant la part de ce dernier à 40% au moins dans les 5 prochaines années. Cela reste très faisable, étant donné le changement récent de la physionomie du tourisme tunisien, caractérisé par le recul des marchés européens face à une croissance soutenue des marchés de proximité (algérien et libyen). Face à cette situation, il est évident, ainsi, de mettre en place toute une stratégie qui vise le développement du marché du tourisme domestique en Tunisie sans, toutefois, répéter les mêmes erreurs commises dans le passé. Mais sur terrain, il y a beaucoup de défis à relever. Par quoi faut-il commencer ? Il est vrai que le secteur passe, aujourd'hui, par l'une des plus graves crises de notre époque. Mais la pandémie est bien plus qu'une crise sanitaire, c'est aussi une crise socioéconomique sans précédent, mettant sous pression chacun des pays qu'elle touche. Et comme le tourisme est l'un des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire, puisqu'il est frappé par une dépression grave et prolongée, des défis colossaux s'imposent, aujourd'hui, pour remettre le secteur à flot. Ce chantier, malgré sa complexité, est une évidente nécessité. Pour ce faire, il faut commencer par l'élaboration d'un programme de valorisation du tourisme tunisien auprès de la population locale, puisque ces dernières années, on a assisté à une dégradation spectaculaire, voire inquiétante de l'image sociale du secteur chez les autochtones. Il est, également, temps de concevoir un programme d'éducation et de sensibilisation à la consommation des produits touristiques et hôteliers. Cela permettra d'acquérir une certaine maturité individuelle et collective qui permettra d'améliorer le fait d'expérience et d'éviter les dérapages sur les sites de vacances. Il est aussi recommandé de mettre en œuvre un plan marketing adapté au contexte local, bien diversifié (non limité à l'hôtellerie et couvrant toute l'année) et favorisant la mobilité interrégionale. Il faut aussi mener un travail de coopération avec le secteur bancaire afin de créer des produits financiers avantageux permettant aux Tunisiens de financer plus facilement leurs vacances tout au long de l'année. Je propose aussi d'encourager les incubateurs, accélérateurs et autres parties prenantes à assister davantage les nouveaux promoteurs dans la mise en place de projets innovateurs et durables dans le secteur du tourisme aussi bien que de réviser tout l'arsenal juridique qui s'avère de nos jours obsolète (pour un secteur hyper-évolutif). Finalement, mais pas moins important, il faut réaliser des études qui permettent d'identifier et de comprendre les attitudes, besoins et attentes du touriste local aussi que d'évaluer le vrai potentiel de ce marché. Mais là encore, c'est plus facile à dire qu'à faire... Aujourd'hui, la relance du tourisme ne peut se faire indépendamment d'un nouveau schéma de développement, mettant en avant le marché domestique, cette véritable cible en ligne de mire. D'ailleurs, parmi les grands handicaps à la reprise figure le transport aérien qui a subi un impact ravageur de plein fouet suite à cette crise sanitaire. En effet, selon le dernier baromètre de l'Association du transport aérien international (Iata), réalisé au mois de juillet, la demande internationale a baissé de 73,6% en comparaison à juillet 2019, alors que pour la demande domestique, la baisse a été moins aiguë, -15,6% pour la même période (juillet 2021/2019). Cela ne laisse plus de doute quant aux attraits de la reprise de l'activité touristique qui commencera par les marchés domestiques avant de pouvoir récupérer en 2024 les performances enregistrées en 2019 selon les scénarios établis par l'Organisation mondiale du tourisme (OMT). Ainsi, il est évident que l'accélération de la campagne de vaccination mondialement reste une condition essentielle mais aussi certains pré-requis doivent figurer sur les priorités du travail gouvernemental. A la tête de liste figurent la levée progressive des restrictions en déployant les pass sanitaires et en assurant une certaine harmonie des mesures entre les pays, et l'usage de la technologie digitale dans les différents maillons de la chaîne de valeur touristique (aéroports, ports, transport touristique, hôtels...) de façon à minimiser le contact humain. Il faut aussi veiller au respect des protocoles sanitaires établis par les différents intervenants, des capacités des charges des sites touristiques et alléger les flux de masse sur les lieux de vacances. De l'autre côté, il faut renforcer les capacités des professionnels du secteur en prenant en considération les nouvelles exigences des touristes, promouvoir le tourisme rural et encourager à développer les formes de durabilité conformément aux Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies pour l'ensemble des acteurs du secteur (institutionnels et privés). Vous dites, donc, qu'il nous faut tirer des leçons de cette crise pour aller de l'avant ? Absolument ! Mais il faut préciser qu'il est inconcevable de reprendre l'activité touristique dans le même état (de l'offre) et le même « esprit » qui régnaient avant la crise du covid-19. Des changements importants ont été observés du côté de la demande et qui doivent être pris en considération à différentes échelles : lors de l'élaboration des politiques touristiques, lors de la conception des produits, lors de la vente...A titre d'exemple, selon une enquête récente du groupe Expédia (leader mondial en vente en ligne), 67% des touristes de la génération Z éprouvent des soucis à la durabilité avant le choix de leur destination. Ainsi, dans toute crise, il y a une opportunité. Cette crise sanitaire nous a offert plusieurs enseignements, dont on devrait tenir compte dorénavant, et ce, quelle que soit la qualité de l'acteur dans le secteur touristique. C'est ça le rôle d'une gouvernance proactive ! Notre mode de consommation du produit touristique, notre appréhension pour les richesses naturelles et culturelles, notre immersion dans les populations locales, notre compréhension de la rentabilité d'un projet touristique, notre modèle de formation pour le secteur, notre cadre réglementaire et juridique..., tous ces éléments devront être revisités sous une différente vision plus inclusive et d'une salubrité irréprochable.