Ils sont mari et femme, unis pour l'art et pour la vie. Ils travaillent sans compter leurs heures, et c'est au nom de la rose qu'ils exposent une réalité dont le revers est sanglant. Comment êtes-vous venus aux arts plastiques ? Houda Ghorbel : J'ai choisi de faire des études à l'école des beaux arts de Tunis, spécialité peinture. C'est ainsi que je me suis retrouvée dans le domaine. Pendant six ans, j'ai peint et exposé mes tableaux. A un certain moment, je n'arrivais plus à avancer. Le fait de travailler dans un atelier, seule, sans aucun contact, sans être soutenue par un galeriste, m'a bloquée. J'ai décidé alors de chercher d'autres voies. Avant de faire un master, puis une thèse de doctorat en arts plastiques, j'ai suivi une formation en matière de céramique. En tant que moyen d'expression, la peinture ne me suffisait plus... Qu'avez-vous besoin d'exprimer ? H.G : Je suis toujours à la recherche d'un nouveau médium pour exprimer ce que je ressens par rapport à ce qui se passe dans mon pays. Avant la révolution, je vivais plus dans mon monde intérieur. Depuis le 14 janvier, tout a changé, les sujets que je traite sont de plus en plus liés à la société, à la politique... Quel genre de travail faisiez-vous avant ? H.G : Je réalisais des peintures vivantes, je «plantais» mes toiles et j'invitais le visiteur à faire de même. Je mélangeais l'argile avec l'orge et le blé pour faire des sculptures vivantes... «Cherchez le cœur de l'œuvre», c'est ce que nous disaient nos enseignants... L'œuvre a une âme, je cherchais à la faire vivre vraiment... Et après ? H.G : Après, cela a beaucoup évolué. Aux lendemains de la révolution, nous avons été à Tozeur, dans le cadre du Land Art, un festival d'art contemporain qui s'est tenu du 29 mars au 5 avril 2013, où les installations devaient avoir lieu dans la nature. Sur le Lac Salé de Chott El Djérid, j'ai imaginé une œuvre intitulée « Crois en toi et plantes ton rêve !». J'ai tracé 45 cercles et j'ai demandé aux gens de s'allonger, chacun dans un cercle, et de faire un vœu. Ensuite, chaque personne devait prendre son vœu et s'allonger, une deuxième fois, hors du cercle. Et là, j'ai dessiné les traces du corps avec les plaques de sel. C'est ainsi que le champ s'est transformé en un espace de rêves, ceux des habitants de Tozeur. Quel sens donnez-vous à ce travail ? H.G : C'est pour dire que même dans une terre infertile, le rêve est possible. Si Chott El Djérid, lui-même, se mettait à rêver, il rêverait de devenir vert... Wadi Mhiri : Je me souviens que nous étions très émus par les témoignages des gens de la région. Même après notre départ, ces derniers ont continué à arroser leurs rêves virtuels, avec des bouteilles d'eau... Et vous, Wadi, est-ce vrai qu'auparavant, rien ne vous destinait à devenir artiste plasticien ? W.M : En effet, je suis styliste de formation. J'ai fait mes études en France, à Paris, et j'ai travaillé, par la suite, pendant quelques années, dans la mode enfantine. De retour au pays, j'ai intégré le domaine de la confection et j'ai réussi à lancer deux petites marques... Mais l'art était ma grande passion. Malgré mes occupations professionnelles, j'allais souvent aux expositions et je suivais de près, les plasticiens, dans leur évolution. J'ai même pris des cours de photographie chez une Italienne de passage à Tunis, et j'ai participé, en 2003, aux Journées photographiques d'Ain Draham, où j'ai obtenu le premier prix. Juste après, j'ai eu un autre prix à la 3e édition du printemps des arts à El Abdellia. L'Union des artistes plasticiens tunisiens m'a également accordé deux prix, lors de ses expositions annuelles. Motivé par ces consécrations, j'ai décidé de développer mon talent de photographe. Encouragé par Houda, j'ai continué à faire de la formation pour me perfectionner. C'est ainsi que j'ai abandonné le monde du textile pour avoir du temps libre et me consacrer entièrement à ma passion. Comment faites-vous pour gagner votre vie ? W.M : Pour gagner ma vie, je donne des cours d'initiation aux arts plastiques pour les enfants, dans le cadre d'un work shop permanent que j'ai appelé : «Atelier pinceau mirette» (mirette est un outil de céramique). Etes-vous céramiste également ? W.M : Je le suis devenu après avoir suivi une formation assez approfondie. Là aussi Houda m'a beaucoup aidé. La photo ne me suffisait plus comme support. Je ne voulais pas être figé dans un domaine précis. La photo, que j'ai fini par adapter à la céramique, n'est qu'un outil d'expression. En découvrir d'autres ne me faisait pas peur. Bien au contraire, plus j'apprends, plus je prends du plaisir. Comment avez-vous commencé à travailler ensemble, Houda et vous ? W.M : Houda travaille dans ce domaine depuis 1994. Elle partageait tout avec moi et nous avions déjà les mêmes centres d'intérêt. Et cela continue, je présume ? W.M : Heureusement. C'est en 2003 que je l'ai rejointe dans le domaine des arts plastiques. H.G : Au début, on travaillait chacun de son côté. Le premier travail réalisé en tandem, c'était en 2012. W.M : L'expérience a réussi. Depuis, on s'est dit pourquoi ne pas continuer à rêver ensemble... Le travail qu'on a présenté au Mucem de Marseille, (musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée) en mai 2015 était une œuvre à quatre mains. Nous étions ensemble de la conception à la réalisation. Si nous avons bien compris, le partage est très important pour vous. Est-ce que ce que vous partagez ensemble, vous le partagez avec les autres ? W.M : En effet. A chaque fois, nous nous faisons aider par un de ces jeunes passionnés pour l'art, soit pour l'initier et passer le flambeau, soit pour nous ressourcer dans ce qu'il sait faire le mieux. C'est aussi une manière d'être connecté à la nouvelle génération. Vous avez trois autres expositions qui tournent encore. De quoi s'agit-il ? W.M : Il s'agit d'une exposition collective de cinq artistes, intitulée : «Barcha» à «Misk et Ambar» Galery, où je signe des bustes en céramique qui parlent des derniers attentats et où Houda a présenté des peintures cousues... Des peintures cousues ?! H.G : Je peins avec l'aiguille et le papier pour faire ressortir des silhouettes fines et utopiques. W.M : Mes bustes étaient pour moi un énorme challenge. C'est réalisé en grandeur nature et c'est très difficile à faire sur le plan technique. Dans cette expo, nous avons inversé les rôles : Houda a joué au styliste et moi au céramiste. Nous nous sommes bien amusés tous les deux ! H.G : Il ya également l'expo collective appelée «Traces d'une Tunisie contemporaine» au Mucem de Marseille et qui sera clôturé à la fin de ce mois. Nous y avons une œuvre tandem intitulée: «Perle de famille», qui parle de notre rituel ancestral «El oula», revisité d'une manière contemporaine. W.M : Nous avons parlé de notre expo actuelle «Ward et cartouches» à Thierry Fabre, écrivain, journaliste et politologue français et responsable du département du développement culturel et des relations internationales du Mucem, qui a bien voulu nous écrire un texte, très beau d'ailleurs, et qui parle de nos travaux. Neila Mhiri, (Maître assistante à Institut supérieur de l'énergie) qui suit notre démarche depuis le début, a, elle aussi, écrit de très beaux textes. Le tout sera publié dans un catalogue qui sera distribué à la clôture de l'expo, le 27 mars 2016. A propos de l'expo «Ward et cartouches», dont le vernissage a eu lieu hier ,28 février 2016, à la galerie Alain Nadaud, Espace Sadika, à Gammarth, pourquoi ce titre ? H.G : On parle de «Révolution du jasmin» de «Printemps arabe» et on ne cesse d'embellir la réalité, et de nous promettre un avenir meilleur, alors que le revers de la médaille est sanglant et que l'avenir est inquiétant... W.M : Nous ne faisons pas allusion à la Tunisie uniquement, mais à tous les pays où il y a guerres, terrorisme et manipulation... Tout le monde utilise les mêmes instruments. Quels instruments ? H.G : Les roses et les balles ! Et on nous «canalise» au nom de la démocratie... Que voulez-vous dire ? W.M : On veut nous mettre dans un moule, dans un système donné...N'avons-nous pas voté pour quelqu'un dont nous ne sommes pas convaincus ? Ne nous a-t-on pas fait croire que nous n'avions pas le choix ? Est-ce pour ça, qu'à part ces têtes dont certaines sont trouées par les balles, et les cartouches sculptées dans toutes les tailles, il y a également des canaux dans votre expo ? H.G : Tout à fait. Oui. Le montage de cette œuvre qui a l'air très difficile à faire, vous a pris combien de temps ? W.M : Nous étions en résidence pendant deux semaines chez Sadika, l'artiste plasticienne, spécialisée dans le verre soufflé, pour mettre en place ce travail dont l'installation est en effet, assez délicate. Avez-vous des projets après cette expo ? H.G : Nous avons commencé un projet il ya un an avec l'IFT (Institut français de Tunis). Il s'agit d'une collaboration entre artistes et scientifiques qui travaillent dans le domaine des nouvelles technologies (art numérique). En ce qui me concerne, j'ai une installation qui sera exposée au mois de mai à l'IFT. Elle s'intitule : «Recueilleuse de vœux». Qu'est-ce que c'est ? H.G : C'est un cube qui recueille les vœux pour les exhiber sur ses parois. W.M : Quant à moi, j'ai une installation dont la date n'est pas encore confirmée. Elle s'appelle «La fabrication du consentement». Cela traite de la manipulation exercée sur la masse populaire. Cela dit, nous avons également été sélectionnés en tandem sur la biennale de Marrakech, qui a démarré à la fin de ce mois de février. H.G : Nous sommes également sur un autre projet avec la commissaire Nadia Zouari, (journaliste et artiste), qui s'intitule «Made in peace» où l'on s'exprime sur la paix dans le monde, avec une trentaine d'artistes tunisiens. Ce sera une expo itinérante. La première escale aura lieu le 1er avril à Montélimar, en France. Les œuvres voyageront dans plusieurs autres villes françaises. Cela a l'air de bien marcher pour vous. Vous sentez-vous comme des artistes heureux ? W.M : Oui nous le sommes. Nous aimons travailler sans compter nos heures. Sur «Ward et cartouches» nous travaillons depuis le mois de mai 2015, sans relâche. H.G : Il ya quand même des problèmes dans le secteur des arts plastiques qui demeurent non résolus. W.M : Mais nous restons positifs, quand même !