Trois en un, sous le signe du mezwed : parution du livret, concert de reconstitution et hommage à Abdelaziz Kliw. C'était au patio du Palais Ennejma Ezzahra, à Sidi Bou Saïd. Une ambiance endiablée et authentique... Après des décennies d'exclusion et de marginalisation de la scène artistique officielle (sur décision politique) et un rejet par la classe sociale dite supérieure, à cause notamment d'une réputation sulfureuse—à tort où à raison—, le registre du mizwed se trouve réhabilité, voire remis au goût du jour et placé au hit des tendances de consommation musicale. Ce répertoire longtemps banni a (re)-gagné ses titres de noblesse dès le début des années 90, grâce, surtout, à Nouba, méga-spectacle à grand succès de Fadhel Jaziri. Mais il ne faut pas oublier que la vedette Hédi Habbouba, «roi de l'art populaire», a eu un grand rôle dans la médiatisation de cette musique : c'est le premier ''mzewdi'' à avoir sorti un disque en France, en 1967, et une K7 dès 1975. Le mezwed ressuscité quitte alors les cercles fermés du rboukh, fête citadine profane, exclusivement masculine et propre aux quartiers populaires de la Médina de Tunis et de ses faubourgs, pour investir le devant de la scène et accaparer, très souvent, les hit parades au niveau national. Des vedettes sont nées—remplaçant les «zoufris»— et des chansons de mizwed propres à leurs interprètes, et s'égarant du patrimoine, ont vu le jour. Le mizwed est devenu une véritable tendance, manifestation d'un certain exotisme local également. La musique s'est trouvée mariée à d'autres genres (musique occidentale, musique savante...), perdant de plus en plus de son authenticité et de sa profondeur culturelle. La surproduction et la surconsommation de ce répertoire, qui s'est éloigné, à notre sens, de ses origines et de ses fondements premiers, lui ont porté préjudice et mis en péril son identité. Les quelques détenteurs du répertoire patrimonial du mizwed, genre musical typiquement tunisien, ont malheureusement commencé à nous quitter depuis maintenant quelques années. Contre l'oubli... Ce risque de déperdition a enclenché une volonté de sauvegarde de cet héritage culturel. C'est dans cette optique que s'inscrit la publication du livret «Le répertoire soufi du genre mizwed en Tunisie» de Hatem Lajmi, édité par le Centre des musiques arabes et méditerranéennes (Cmam), ainsi que l'organisation du concert de reconstitution organisé le 23 octobre dernier au patio du Palais du Baron D'Erlanger Ennejma Ezzahra, à Sidi Bou Saïd. Une publication et un spectacle qui sont le fruit d'un travail d'archivisation entamé depuis 2016 à travers l'enregistrement de neuf noubas soufies dans leur forme brute, avec feu Abderrazek Kliw, l'une des figures de proue de ce répertoire, et de sa troupe. Il s'agit de «Sidi Bou Ali Nafti», «Lehdhili», «Sidi Ali Hattab», «Sidi Abdelkader» 1 et 2, «Sayda Mannoubiya», «Sidi Ali Azzouz», «Rayes Labhar» et un «Fçayel» (medley instrumental). Il s'agit de noubas populaires sacrées, chantées en guise de prélude (el-badw) dans les rboukhs afin d'attirer la baraka des saints, d'éloigner les mauvais esprits et de chasser le mauvais œil du lieu de la fête, selon la croyance populaire de l'époque. Il est ici important de préciser qu'il est question « du corpus sacré et populaire différent du sacré soufi, même si les saints invoqués sont parfois communs», comme l'a précisé Ali Saïdane dans son livre «Le Mezoued : du ghetto au top 50». Ce livret (fascicule ?) trilingue de 68 pages contient une brève présentation du répertoire du mezoued, une biographie assez développée de feu Abderrazek Kliw et les textes de ces neuf noubas (les textes les plus proches possibles des originaux, dont on ne trouve plus la trace). Cerise sur le gâteau : une carte micro-SD contenant les enregistrements d'une partie (?) de ce «mizwed liturgique». Un précieux document qui fait acte d'authenticité et qui permet de préserver une partie de notre mémoire collective et de notre patrimoine immatériel, musical en particulier. «Le répertoire soufi du genre mizwid en Tunisie» tient autant son importance du fait que le mizwed reste malgré tout «peu étudié, quasiment non référencé». Nous regrettons quand même que la partie réservée à la présentation de ce registre, bien que de qualité, ne soit pas assez développée. Une étude plus consistante et bien référencée, tenant compte des aspects artistiques, sociaux et politiques, aurait été la bienvenue. Nous nous étonnons, en outre, qu'aucune allusion au rboukh, fête de référence du mizwed, n'a été faite dans le texte. Une omission assez incompréhensible... La conception graphique du livret, de la couverture en particulier, aurait, par ailleurs, gagné à être pensée et travaillée davantage. Ils ont allumé le feu ! Venons-en au concert de restitution, qui est en même temps un hommage posthume à feu Abderrazek Kliw, disparu avant la publication du livret. Sous la houlette de Hatem Lajmi, les quatre musiciens et les six choristes ont interprété les noubas enregistrées devant un public venu en nombre. Le marbre du patio est couvert de margoums colorés, les musiciens portent l'uniforme officiel des zoufris, le dengri bleu, avec la traditionnelle «mharma» sur l'épaule. La mise en scène circulaire est soignée et minimaliste, la lumière est tamisée. Comme dans les rboukhs d'antan, le mizwed, la darbouka et les bendirs suffisent pour enflammer l'assistance. On ne fait pas les choses à moitié : pour amplifier l'immersion, un chaouch entre sur la scène pour répandre l'encens ou pour faire un numéro, au cachet improvisé, de fazzani (danse populaire citadine caractéristique des cercles fermés du rboukh). La transposition en spectacle de ce patrimoine populaire, joué généralement dans le cadre privé, a entraîné avec elle la présence de la gent féminine dans la chorale. Trois femmes, vêtues de tailleurs noirs avec une écharpe traditionnelle autour du cou, ont participé à l'interprétation des noubas, lancé des youyous et dansé quelques pas. Les airs chantés, louanges aux saints du pays, ont transporté le public dans un univers musical profane, empreint de mysticisme. Une véritable catharsis ! Le travail accompli par le Cmam et Hatem Lajmi dans la sauvegarde du patrimoine du genre mizwed soufi, que ce soit à travers l'enregistrement des noubas, la publication du livret ou l'organisation du spectacle, est à saluer et à consolider. Un travail d'une grande rigueur et d'un grand sérieux qui fait suite aux efforts déjà entrepris pour participer à l'écriture d'une «ontologie» de ce répertoire emblématique de la musique tunisienne. Des tentatives ont, en effet, été faires par Zouheïr Gouja, Fethi Zghonda, Ali Saïdane, Sonia Chamkhi et bien d'autres. Des projets similaires ont également été menés, comme le concert dédié à la silsila des noubas dévotionnelles sous la houlette du dernier vétéran, Moustapha Ben Romdhane (alias Moustapha Gattel Essid), organisé par Mourad Sakli, en 2007, au sein même du Cmam, et ce, toujours dans le souci de répertorier et d'enregistrer ce patrimoine voué à la disparition.