Fadhel Jaziri se mesure au polar. Avec Ali Jaziri, Yasmine Bouabid, Mohamed Driss, Raouf Ben Amor, Eclipses sort sur nos écrans dès aujourd'hui. Notre point de vue Voici un nouveau genre dans la production cinématographique tunisienne : le polar stylisé, ou personnalisé pour parler plus simplement. Avec Eclipses («Khoussouf»), on peut dire que Fadhel Jaziri s'est permis de revisiter le genre de l'enquête policière, ce qu'on appelle aussi le film noir et même de lui donner une touche tunisienne. En voici le synopsis : «Hind, productrice et présentatrice vedette d'une émission populaire de télévision, s'éprend d'un commissaire de police, Lassaâd, qui enquête sur le meurtre d'un entrepreneur dans le bâtiment assassiné par sa belle-fille. Ils découvrent ensemble un réseau de passeurs et de djihadistes vers la Syrie, et essayent avec la complicité d'un juge d'instruction, Yadh, de le démanteler». D'emblée, le film s'ouvre avec une musique qui se souvient de tout ce que Fadhel Jaziri a réalisé comme grands spectacles et plus précisément la «Hadhra». Mais ces fameuses percussions situées entre le profane et le sacré, véritables invitations à la transe et à la méditation, se transforment en véritables «Te Deum» de guerre quand on découvre les images qui les habillent. Des percussions et des voix qui «posent» le film et en même temps déposent le spectateur dans un univers bien particulier... glauque, bestial, déconstruit, glacial, presque apocalyptique et régi par la loi de l'omerta. Si nous insistons sur cet aspect particulier, c'est parce que le réalisateur semble avoir fait un énorme travail esthétique sur le film dans son traitement. L'un des côtés les plus frappants de ce travail demeure, à notre sens, la création de cet univers pesant où même pour quelqu'un qui ne comprend pas les dialogues il y a quelque chose d'émouvant, voire d'étouffant qui passe. Comme dans tout polar, cet aspect est très important : si l'univers réussit à «mordre», tout le reste peut être construit autour. Côté dialogues il faut bien connaître l'empreinte du réalisateur et son style pour «enjamber» le film dès le début. En effet, il y a un langage théâtral de très haute voltige, un langage dessiné au rasoir, si on peut s'exprimer ainsi, et qui se marie à une diction et un débit bien particuliers du début à la fin du film et qu'on dirait mesuré au sonomètre. Mais le tour de force du réalisateur, c'est d'avoir introduit ce style théâtral dans le polar cinématographique. A-t-il réussi ? Cette expérience ne nous a pas laissés indifférents, mais il faut voir le film pour en juger. On gagnerait à exposer le public tunisien à ce genre d'expérience, même si les avis peuvent être départagés plus tard. A notre sens, c'est un cinéma qui peut même accrocher notre spectateur lambda tant dénoyauté par nos chaînes de télévision. Cet univers bien particulier a été également servi par une image bien particulière dirigée par Ali Ben Abdallah. Une image qui se joue de la lumière et de la technique, du passage du temps et du cadre. Volontairement saturée la plupart du temps pour donner un aspect presque shakespearien au drame qui se prépare et à la tragédie dans laquelle la Tunisie est plongée, on la retrouve désaturée pour un laps de temps, puis baignée dans la lumière blanche des clips vidéos, avant qu'elle ne resserre de nouveau ses pores pour devenir agressive. Une image «sous perfusion» comme cette ville que le réalisateur tente de décrire. Une ville filmée à la manière de ces favélas qui, à l'écran, ont la couleur du crime et de l'abject. Un Tunis filmé à la manière de ces capitales de l'immonde qui mâchent de tout : de l'inceste au trafic de tout genre. Le scénario, coécrit avec Nejma Zghidi, a su également éviter les clichés relatifs aux polars étrangers. Plus encore : tout en empruntant aux règles du polar, le texte s'est permis de les disloquer. C'est dans ce sens que le film ressemble plus à la Tunisie qu'à un ailleurs lointain.