Par Hmida Ben ROMDHANE Mustapha Kamel Atatürk devrait se retourner dans sa tombe. Que reste-t-il de la Turquie laïque dont il a bâti les fondations sur les ruines de l'Empire ottoman, battu avec l'Allemagne dans la guerre de 14-18 ? Le drapeau turc est encore le même, les photos d'Atatürk ornent toujours les bureaux des hauts responsables et les bâtiments officiels, la laïcité est toujours inscrite dans la Constitution, mais dans la réalité, elle est de plus en plus submergée par la lame de fond de l'islam politique dont le déferlement a commencé lentement et insidieusement depuis 2002, date de la première victoire des islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdogan. Aujourd'hui, Istanbul est devenue le paradis non seulement des partis islamistes de tous bords et de toutes nationalités, mais aussi le refuge des chefs salafistes-jihadistes qui, depuis l'ancienne capitale ottomane, tirent les ficelles et dirigent « la guerre sainte » que les terroristes mènent dans plusieurs pays arabes. Ce n'est un secret pour personne qu'après avoir assis leur pouvoir, les responsables de l'AKP qui contrôlent l'Etat turc se sont engagés activement dans la déstabilisation du monde arabe en aidant systématiquement les partis islamistes et en s'attaquant tout aussi systématiquement aux régimes qui les pourchassaient, comme c'était le cas de la Tunisie, de l'Egypte, de la Syrie ou encore de la Libye. Avant l'arrivée des islamistes au pouvoir en 2002, la Turquie ne cachait pas sa fierté d'avoir « zéro pour cent de problème » et d'être l'amie de tout le monde. Aujourd'hui, la même Turquie est noyée dans une masse de problèmes inextricables et le pays n'arrive plus à compter ses ennemis, tellement ils sont nombreux. Voici en gros les conséquences désastreuses engendrées par la politique d'Erdogan. Mais les conséquences désastreuses dépassent le cadre géographique de la Turquie pour s'étendre à ses voisins immédiats, l'Irak et la Syrie, mais aussi en Egypte, en Libye, en Tunisie, et même en Afrique noire où, après le Mali, le Niger, le Nigeria et le Tchad, la Côte d'Ivoire a récemment subi à son tour les attaques sanglantes du terrorisme islamiste. Prenons le cas de la Libye où le gouvernement de Faez Sarraj est toujours empêché par les islamistes d'exercer ses fonctions, bien qu'il bénéficie du soutien de la majorité des Libyens et de l'ensemble de la Communauté internationale. Dans un reportage saisissant diffusé, dimanche dernier, par la chaîne britannique BBC Arabic, une lumière crue est jetée sur des chefs jihadistes libyens à Istanbul, dont le « plus influent » d'entre eux, un certain Khaled Chérif. Ces chefs salafistes jihadistes libyens, confortablement installés en Turquie, continuent de nourrir, avec la bénédiction du gouvernement Erdogan, l'anarchie, le chaos et le terrorisme sanglant qui sévissent en Libye depuis cinq ans. Il va sans dire que les chefs jihadistes libyens interviewés dans le reportage en question ne constituent que la partie émergée de l'iceberg salafiste. Istanbul est devenue aujourd'hui la capitale mondiale du salafisme jihadiste dont les chefs de diverses nationalités y sont accueillis avec les honneurs et où ils se voient accorder toute l'aide et toutes les facilités requises à leurs activités destructrices en Irak, en Syrie, en Libye et ailleurs. Officiellement, la Turquie d'Erdogan est engagée à côté de la Communauté internationale dans la lutte contre le terrorisme mondial. Dans la réalité, elle bombarde quotidiennement les Kurdes qui, eux, combattent férocement les terroristes de Daech et d'Annosra, mais accueille et entretient tous les chefs salafistes jihadistes qui ont choisi Istanbul comme refuge à partir duquel ils tirent les ficelles sanglantes du terrorisme. Le drame est que le Conseil de sécurité est au courant de tout ça et continue de regarder ailleurs. Dans une lettre datée du 18 mars et adressée à cette instance onusienne, l'ambassadeur russe auprès des Nations unies, Vitali Tchourkine, écrit : « Le principal fournisseur d'armes et d'équipements militaires à l'Etat Islamique est la Turquie, qui le fait par l'intermédiaire d'organisations non gouvernementales ». L'ambassadeur cite trois fondations turques : la fondation Besar, la fondation Iyilikder et la fondation pour les libertés et les droits de l'Homme, qui ont envoyé des convois d'« approvisionnements divers » à des groupes armés jihadistes, dont Daech, selon l'ambassadeur Tchourkine. L'ambassadeur russe cite aussi deux sociétés turques « Tevhid Bilisim Merkezi et Trend Limited Sirketi », basées dans la ville turque de Sanliurfa. Ces sociétés auraient fourni des produits chimiques et des détonateurs aux terroristes en Syrie. Deux éléments nous poussent à penser que les informations envoyées par l'ambassadeur russe au Conseil de sécurité sont véridiques. La présence russe sur le terrain et l'infiltration des groupes terroristes par les renseignements russes et syriens font que ces derniers soient très bien renseignés sur les terroristes, sur ceux qui se trouvent derrière eux et sur ceux qui les financent et leur fournissent le matériel nécessaire à leurs activités destructrices. Le second élément est que le gouvernement Erdogan — le monde entier est au courant — n'arrête pas depuis cinq ans d'aider les terroristes et de mettre des bâtons dans les roues de ceux qui les combattent. Le gouvernement islamiste turc s'est transformé au fil des ans en une institution dangereuse non seulement pour la paix mondiale, mais pour la Turquie elle-même. L'indifférence avec laquelle le Conseil de sécurité traite ce danger relève de l'irresponsabilité internationale. On reste pantois quand on pense que l'Irak sous Saddam, ce véritable barrage contre le terrorisme, avait subi pendant treize ans des sanctions onusiennes meurtrières qui avaient causé la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, alors que de véritables sponsors étatiques du terrorisme ont aujourd'hui la bride sur le cou. Mais le Conseil de sécurité, ce garant de la paix dans le monde, continue de regarder ailleurs comme si de rien n'était.