Par Hmida BEN ROMDHANE Le pouvoir corrompt, aveugle, réduit sensiblement le bon sens et la sagesse et accroît tout aussi sensiblement la folie des grandeurs, la susceptibilité et l'arrogance. Ce constat ne s'applique pas uniquement aux dictatures. Il est valable aussi pour certaines démocraties. La Turquie est incontestablement une démocratie, mais une démocratie encore fragile. Les problèmes que la démocratie turque rencontre sont dus essentiellement aux difficultés des gouvernants islamistes à digérer ses principes et ses règles et à intérioriser certaines vertus si importantes mais si rares chez les politiciens : l'humilité et la tolérance. Il est certain que si le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan était doté de ces deux vertus cardinales, la Turquie n'aurait pas connu de telles émeutes. La responsabilité de leur ampleur et de leur caractère «excessivement violent» repose sur les épaules du seul Premier ministre. Les émeutes qui secouent des dizaines de villes et d'agglomérations urbaines turques ont commencé par un petit mouvement de protestation regroupant à Istanbul quelques douzaines d'écologistes et d'environnementalistes qui exprimaient leur refus d'un grand projet immobilier dont l'édification ne pouvait se faire qu'aux dépens d'espaces verts (destruction du parc Gesi) et de «sites historiques». Selon que l'on soit humble et tolérant ou arrogant et intolérant, il y a seulement deux manières radicalement différentes de faire face à cette brusque montée de la tension sociale : le dialogue et la patience ou la répression et la violence. Erdogan a choisi la seconde manière. En ordonnant la répression au lieu du dialogue, le chef du parti islamiste au pouvoir a transformé une petite manifestation d'écologistes en un mouvement de protestation politique qui s'est étendu comme un feu de paille dans une large partie de la Turquie. La colère montait au rythme des discours arrogants du Premier ministre. Comment les manifestants turcs, qui entre temps sont devenus des centaines de milliers, peuvent-ils garder leur sang-froid quand ils entendent leur Premier ministre les traiter d'«extrémistes sauvages manipulés par des forces étrangères», que «le projet immobilier sera construit vaille que vaille», que «les millions de Turcs ayant voté AKP ne resteront pas les bras croisés», ce qui était interprété par certains commentateurs comme «un appel à la guerre civile»! Cela fait plus d'une décennie qu'Erdogan est au pouvoir. Nul ne peut nier qu'il a pendant cette longue période contribué de manière décisive à un développement économique sans précédent de la Turquie, ainsi qu'à un début de règlement de la question kurde qui a donné du fil à retordre à tous ses prédécesseurs. Ces deux atouts ont fait que le parti islamiste et son chef maintiennent un certain degré de popularité et une certaine marginalisation des partis d'opposition, ce qui, en conséquence, a rendu impossible l'alternance au pouvoir en Turquie pendant plus d'une décennie. Le brusque éclatement d'un large mouvement de protestation politique vient de remettre en doute cette popularité du pouvoir islamiste. C'est un fait que les forces laïques en Turquie (partis et société civile) voient d'un très mauvais œil les tentatives de remise en cause des principes fondateurs de la République chers à Mustapha Kemal Atatürk. L'interdiction de la vente d'alcool après dix heures du soir et le soutien inconditionnel aux forces de l'opposition islamiste en Syrie sont vus par les milieux laïques en Turquie comme des manifestations qui dévoilent les intentions d'Erdogan et de son parti, dénonçant ce que beaucoup de Turcs considèrent désormais comme «le danger d'une islamisation rampante». Dix ans aux commandes de l'Etat turc ont été suffisants pour transformer Erdogan en «accroc» qui ne peut plus se passer du pouvoir et qui fait tout pour le conserver. D'après la Constitution, l'actuel Premier ministre n'aura plus droit à un nouveau mandat et donc ne pourra plus exercer le pouvoir au-delà de 2014. Qu'à cela ne tienne. L'exemple russe est là et Erdogan est en train d'imiter le Président russe Vladimir Poutine en recourant au même stratagème : contourner l'interdiction constitutionnelle en poursuivant sa carrière politique en tant que président de la République... Alors qu'Erdogan poursuit sa tournée maghrébine comme si de rien n'était, la crise prend des proportions internationales, puisque l'ONU réclame une enquête sur «la brutalité de la répression» et le vice-président américain, Joe Biden, demande à Ankara de «respecter la démocratie». Sans parler de la «revanche» de Bachar Al Asad dont le gouvernement, qui a du mal à cacher sa jubilation, dénonce «la répression sauvage» et va même jusqu'à conseiller aux citoyens syriens d'«éviter de se rendre en Turquie, les conditions de sécurité n'étant pas réunies»... Aucun signe de désescalade n'est en vue. Les manifestations se poursuivent et les exigences des manifestants se radicalisent. Maintenant, ils ne demandent pas seulement l'annulation du projet immobilier à l'origine de la crise, mais la démission d'Erdogan. Son adjoint, le vice-Premier ministre Bülent Arinç, a bien présenté les excuses du gouvernement turc aux manifestants, mais cette tentative d'éteindre l'incendie s'est avérée vaine, les accrochages ne connaissant aucun répit. Quelle que soit l'issue de la crise, l'AKP et son chef Erdogan en sortiront perdants. Ils risquent de payer le prix aux élections locales prévues en octobre prochain et générales en 2014. Mais la crise, si elle a révélé la fragilité de la démocratie turque, elle n'en est pas moins une alerte qui a révélé aux Turcs et au monde les «dérives autoritaires» du régime islamiste au pouvoir. Une alerte qui, si l'on juge par l'intensité de la contestation, pourrait s'avérer revigorante et rassurante pour l'avenir de la démocratie en Turquie.