Par Azouz Ben TemesseK - (Assistant en droit public faculté de Droit de Sousse) Il est toujours difficile de parler de l'identité parce qu'il s'agit là d'une notion intrinsèquement problématique. Plus qu'une réponse ou une affirmation, l'identité contient, d'abord, une interrogation, elle s'énonce de manière interrogative. La problématique de l'identité n'apparaît, en effet, pleinement que lorsque devient concevable une question telle que « Qui suis-je ? ». Or, cette question, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'est pas de tous les temps. C'est à bien des égards une question typiquement moderne. Dans les sociétés traditionnelles, cette question ne se pose pas et ne peut tout simplement pas se poser. L'identité individuelle, en particulier, n'y est pas un objet de pensée conceptualisé comme tel, puisque l'individu se pense malaisément en dehors du groupe et ne saurait être posé comme une source suffisante de détermination de soi. Dimension sociale de l'identité L'identité donne un sens à l'existence. Dès lors, la question de l'identité revêt une dimension sociale du fait que l'existence ne saurait se réduire à sa dimension singulière : le langage nous inscrit dans des formes sociales de reconnaissance, de communication et de citoyenneté, et, dans ces conditions, notre identité ne saurait se penser qu'en termes de sociabilité. L'identité dont nous sommes porteurs et qui fait de nous des sujets se fonde et se construit dans le rapport à l'autre qui fait de nous des sujets en nous nommant et en nous reconnaissant l'existence. C'est, d'ailleurs, la raison pour laquelle notre nom, garant et signifiant de notre identité, s'inscrit lui-même dans la dimension sociale d'un langage et d'un code, d'un système de signification. Notre nom porte témoignage de notre filiation et de la reconnaissance de cette filiation par les autres, dans l'espace de notre sociabilité, témoignage, s'il en fallait, de la double consistance de l'identité, à la fois forme de notre subjectivité et forme de notre sociabilité, inscrite à la fois dans les structures de notre filiation et dans les structures de notre appartenance. La dimension sociale de l'identité s'inscrit, en particulier, dans trois formes caractéristiques des formes de notre langage et de notre système symbolique. D'abord, c'est notre langue, comme système de représentation et d'expression qui nous donne les formes et les signifiants qui nous permettent d'avoir des échanges symboliques avec les autres et ainsi de faire exister l'espace public de la médiation. Notre langue structure notre identité en ce qu'elle nous différencie de ceux qui parlent d'autres langues et en ce qu'elle spécifie notre mode d'appartenance (les langues sont propres aux pays auxquels nous appartenons) et de sociabilité (les langues sont faites aussi d'accents, d'idiolectes, de particularités sociales de langage et d'énonciation). Ensuite, notre identité se trouve marquée par notre nom qui, singularisant notre filiation, fait de nous des sujets à la fois singuliers et indistincts. Si c'est notre filiation qui, par le nom, donne un signifiant à notre identité, c'est parce que notre filiation est garante de notre identité en instituant un groupe social unique et en marquant la limite entre le monde où les relations sexuelles sont permises et celui dans lequel elles sont interdites. Par ailleurs, notre identité est socialement et institutionnellement spécifiée par notre statut : que ce statut soit politique, professionnel, social, il s'agit de la façon dont nous assumons nos relations avec les autres grâce à des pratiques sociales que nous reconnaissons comme nôtres et qui, par conséquent, représentent une part de notre identité. Enfin, ce qui spécifie notre identité, c'est l'ensemble des pratiques culturelles et des pratiques symboliques dans lesquelles nous investissons notre activité symbolique. Ce sont nos usages sociaux qui caractérisent notre usage de l'espace public et qui, de cette manière, fondent la part de notre sociabilité qui est offerte à l'interprétation et à la reconnaissance des autres. Nos pratiques culturelles et symboliques nous font exister dans l'espace public aux yeux des autres et ainsi construisent notre identité. Identité, appartenance et singularité Du fait qu'il s'inscrit à la fois dans la dimension singulière de notre destin et dans la dimension collective de notre culture, le concept même d'identité résulte d'une dialectique entre notre singularité et notre appartenance. Pas plus qu'il n'est question de définir l'identité d'un sujet en la réduisant à ses pratiques individuelles, il n'est pensable de limiter l'approche d'identité à la dimension sociale d'un engagement dans l'espace public. Le propre de l'identité est bien d'articuler notre appartenance et notre singularité. Si je m'appelle Azouz Ben Temessek, mon prénom est là pour spécifier la place singulière que j'occupe dans la filiation, car, en principe, j'y suis le seul à porter ce prénom. C'est la raison pour laquelle, dans certaines cultures, on porte, à côté de son prénom, le rappel du prénom de son père. En revanche, mon nom, Ben Temessek, est porté par tous ceux qui se reconnaissent le même ancêtre, en se reconnaissant issus d'une même filiation, l'espace de la filiation se fondant à la fois institutionnellement, anthropologiquement et symboliquement par la loi de la prohibition de l'inceste qui, de ce fait, joue un rôle majeur dans la constitution de l'identité. L'expression symbolique de l'identité, par le nom qui la signifie, s'inscrit, donc, dans notre expérience de la sociabilité comme la représentation d'une dialectique dont nous sommes porteurs, de la singularité de notre existence et de la dimension collective de notre appartenance. Identité et indistinction La question de l'identité touche la première difficulté, la première contradiction de notre expérience de la sociabilité : quand nous quittons l'espace familial de la filiation pour entrer dans l'espace public, nous faisons l'épreuve de l'indistinction par le fait que, dans l'espace public, nous ne sommes plus le fils, la nièce ou le grand-père, car personne n'est censé avoir de lien de parenté avec nous. L'indistinction est la situation qui, dans l'espace public, fait de nous des anonymes, fait de nous n'importe qui, quelqu'un qui appartient à la société, mais qui n'y a ni plus ni moins de droits que les autres et qui n'y est ni plus ni moins connu que n'importe qui. Toute la difficulté de la question de l'identité apparaît alors. Ce n'est plus, dès lors, comme sujet singulier que nous faisons l'objet d'une reconnaissance, mais comme citoyens appartenant, indistinctement, à la société. C'est le sens du concept de contrat social, de représenter, dans la rationalité des faits politiques et des faits culturels, l'indistinction dont nous sommes porteurs et qui fait de nous des êtres sociaux. Identité, loi et sociabilité La donne est une dimension symbolique aux actes, aux procédures, aux rituels qui appartiennent à la réalité de l'ordre social et qui la scandent, comme pour nous rendre lisible, à chacun de nos actes, à chaque moment de notre expérience, la dimension symbolique de notre existence sociale. La loi fait de nos actes et de nos pratiques les formes reconnaissables de notre appartenance. Ils portent la dimension symbolique qui à la fois les rend répétables (ce qui est de l'ordre de la loi est quelque chose qu'il convient de refaire, de répéter, de façon conforme à ce qu'en disent les textes de référence) et les rend propres à telle ou telle forme de sociabilité. Il n'y a pas de loi universelle. La loi, fondamentalement, relève du contrat social et, par conséquent, elle est propre à telle ou telle forme d'appartenance, à tel ou tel pays, à tel ou tel régime politique, à tel ou tel mode de vie. La loi représente l'ensemble des contraintes, des formes, des obligations et des interdictions qui font de notre vie une vie sociale, qui inscrivent nos pratiques et nos habitudes dans une dimension collective. La loi rend notre conduite sociale en ce qu'elle la rend indistincte, puisqu'en respectant la loi, nous nous conformons à la norme fondatrice de l'indistinction. La loi, finalement, définit l'indistinction propre à la sociabilité et, ce faisant, elle inscrit notre identité dans les formes et dans les structures de nos conduites sociales. C'est en cela qu'elle a à voir avec le problème de l'identité. Elle définit, dans le réel de notre expérience, la dimension sociale, culturelle et anthropologique de notre identité. Se conformer à la loi, c'est revendiquer et assumer la part socialement indistincte de notre identité. C'est ce que dira, très fortement, Rousseau, dans le Contrat social, quand il écrit, à propos de la loi : «Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors, la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi». La loi représente ainsi la formulation symbolique de l'inscription de notre identité sociale dans nos conduites et dans nos actes. Identité et expérience de l'espace public C'est bien dans notre expérience de l'espace public que se forge notre identité. En effet, indépendamment de la dimension symbolique de notre nom et de la représentation de notre filiation, notre identité est l'ensemble des pratiques, des actes, des conduites par lesquels notre place nous est reconnue dans l'espace public. C'est bien pourquoi l'identité nous fait reconnaître des autres et aussi, d'ailleurs, de nous-mêmes. Encore, faut-il, dans ces conditions, que cette identité, quand il s'agit de notre expérience de l'espace public, nous soit propre. C'est la raison pour laquelle, elle s'inscrit dans nos pratiques, dans notre conduite, dans l'usage que nous avons, nous-mêmes spécifiquement, de l'espace public dans lequel nous assumons, par ailleurs, notre sociabilité. Au cœur de l'indistinction qui caractérise l'espace public, l'identité est faite de l'expérience singulière que nous en avons. Toute identité est, donc, dialogique. Cela signifie que ce n'est qu'en partant de son identité dialogique que le moi peut devenir autonome. Mais cela signifie aussi qu'autrui fait partie de mon identité, puisqu'il me permet de l'accomplir. L'individualisme ne conçoit le rapport à autrui que sous un angle instrumental et intéressé : la seule justification du rapport social est qu'il accroisse mon intérêt ou mon épanouissement immédiat. Dans une optique communautarienne, le rapport social est, au contraire, constitutif de soi. Comme l'écrit le philosophe canadien Charles Taylor, autrui est aussi «un élément de mon identité intérieure». Le groupe, tout comme l'individu, a besoin de se confronter à des «autruis significatifs». Croire que l'identité serait mieux préservée sans cette confrontation est, donc, un non-sens : c'est, au contraire, la confrontation qui rend l'identité possible. Un sujet ne devient sujet que grâce à d'autres sujets. C'est pourquoi, il faut poser, d'un même mouvement, qu'on ne peut pas respecter l'appartenance des autres si l'on n'assume pas la sienne et qu'on ne peut pas assumer la sienne si l'on ne respecte pas celle des autres.