Nous l'avons bien constaté, “les corps” de la modernité puis de la contemporanéité n'ont pas arrêté de se défaire pour se refaire, de ramper et de stationner, pour fuir ou s'expulser d'eux-mêmes. Jusqu'à ne plus exister, être dans le visible d'une manière directe, trop tangible. “Les corps” du XXe siècle ont bouleversé la lecture de “l'humain”. Donnant à voir le multiple, l'éclaté et l'incessant fragmenté, cette représentation iconoclaste et avant-gardiste s'est bien ancrée dans le siècle précédent, annonçant de ce fait les incroyables retournements actuels. Corps “sien” ou corps “fictif”, l'artiste de la troisième génération du XXe siècle a mis en place une reconstruction de sa réalité imaginaire et symbolique et, par là même, celle du spectateur qui voit en elle un vaste miroitement. De plus, l'intérêt que porte tout un chacun au monde de l'inconscient, découvert d'abord par Freud, perpétué entre autres par son successeur Lacan, met la place du “rêve” au premier plan. A partir de là, un processus établi et légitime de “délire réfléchi” rend toutes les associations possibles, entre mondes concrets, souterrains et parallèles, mêlant réalités distinctes et indistinctes. De corps “interprétés” selon une lecture personnalisée, ils deviennent désormais corps “hybrides”, lieux de métamorphoses entre l'homme et l'animal, l'inanimé et l'animé, le réel et l'irréel. Des monstres, des entités mi-humaines mi-animales, des métamorphoses, des corps mêlant l'animé et l'inanimé, c'est un ballet à la fois merveilleux et cauchemardesque qui se déploie alors. Le regardeur, se promenant dans les galeries d'art, ou feuilletant un catalogue d'exposition, se voit troublé. Il est soudain investi par cette surcharge de territoires inconnus jusqu'ici : ceux d'un inconscient collectif qui ignore l'espace et le temps conventionnels. L'hybridation Un corps à l'œuvre, un corps en action, tout se met en place pour créer des corps polymorphes visant le choc visuel et psychique. Le premier artiste qui débute ses recherches plastiques sur ces terrains inexplorés est Jackson Pollock (1912-1956), avec ses Drippings, appelés également “action painting” : pratique ayant marqué toute une génération de l'“Expressionnisme abstrait”. Il développe une sorte d'automatisme pictural jusqu'à l'extrême, un nœud où se retrouvent l'intensité de l'acte pictural et l'intensité de l'énergie corporelle. C'est à partir des années quarante que Pollock se fond dans ce type d'exécution, une toile placée au sol, l'artiste debout, faisant dégouliner la peinture en tournant rapidement autour du tableau. L'objectif étant pour lui de dégager, à première vue, la trace de la rapidité de l'exécution, ainsi que la violence gestuelle du mouvement. Il tend majoritairement vers le processus créateur lui-même, sur la pulsion en acte, dont le tableau est la trace. L'artiste n'est plus en dehors de sa peinture, il est en son intérieur avec tout son corps. Un corps de peinture qui est celui du peintre à l'œuvre. Un autre peintre contemporain ayant cherché à rendre la “trace” et l'“empreinte” dans son œuvre, est Yves Klein (1928-1962), avec ses corps-pinceaux. Présent en même temps que le “Body-art” et l'“Art conceptuel”, il fait la différence avec ses monochromes (l'élaboration de la formule du bleu outremer foncé appelé IKB, International Blue Klein en 1956) et la dématérialisation même de l'œuvre d'art, allant jusqu'à exposer le “vide” chez Iris Clert en 1958. Il commence ses Anthropométries en 1960, corps-empreintes appelés “femmes pinceaux”, où des femmes modèles viennent “s'aplatir” sur une toile blanche, avec leurs corps nus enduits de peinture bleue IKB, réalisées sous la forme d'une performance publique à la Galerie internationale d'art contemporain, à Paris. Des tableaux où Klein, tel un chef d'orchestre, joue et compose avec les partitions corporelles et, comme le note la critique d'art française Catherine Millet, c'est “la rencontre de l'épiderme humain avec le grain de la toile”. Les corps de chair des “femmes pinceaux” deviennent des tampons, ils disparaissent devant leur autre vérité installée, celle de corps-objets. Une trace réelle, donnant à voir l'immédiateté du contact, où l'aplatissement des corps crée un effet de négatif, certes sans profondeur, mais ici l'empreinte recherchée reste en deçà de la représentation. Elle est uniquement stigmate d'un travail avec le modèle, existant comme sujet, médium et motif. Klein dit vouloir “projeter sa marque hors de soi ”. Plus proche de l'affirmation du trait et de sa pulsion interne, Cy Twombly, peintre informel né en 1928, d'abord proche de l'Expressionnisme Abstrait avec Jackson Pollock, développe ensuite une œuvre où le support est incommensurablement traversé de tracés brouillés, griffonnés, effacés, évoquant la rapidité d'exécution par laquelle l'acte d'écriture a lieu. Lettres et mots à consonance ancienne, principalement latine et grecque, parsèment ses toiles, la peinture se mêle au crayon, fusionne alors une émotivité du tracé qui fait la singularité de sa peinture. le sémiologue Roland Barthes écrit “De l'écriture Twombly garde le geste, non le produit”, évoquant sans concessions spirituelles la subjectivité et la particularité d'une gestuelle “inimitable”. Selon lui, ce qui est inimitable, finalement, c'est le corps, et l'œuvre de Twombly met en scène le trait en tant qu'il est “griffure”, trace et pulsion d'un corps. D'autres artistes sont allés, si l'on peut dire, beaucoup plus loin, abandonnant le support classique du tableau pour… faire de leur propre corps ce support. Le corps devient support de l'œuvre Il y a donc eu l'Action Painting, des empreintes de corps d'artiste à l'œuvre, la présence réelle de celui-ci dans l'œuvre, mais ce que le Body-art, “Art Corporel”, franchit, est de l'ordre du dépassement absolu. Ce mouvement, commencé aux Etats-Unis dans les années 70, met en jeu le corps comme sujet, objet, matière, matériau et support même de l'œuvre. La présence de l'artiste dans l'œuvre est “poussée à bout”, perpétuant les pratiques extrêmes des actionnistes viennois dans les années soixante, avec leurs happenings (performances): mise en scène rituelle de leur corps dans le cadre d'actes mêlant violence, souffrance et sexualité. Exhibitions publiques à caractère sacrificiel, ces “messes noires” de l'art tendaient vers un caractère libératoire, repris en partie par les artistes du Body Art, ou artistes corporels. En France, ces tendances créatrices et complètement hors des sentiers battus sont en grande partie représentées par l'artiste d'origine italienne Gina Pane (1939-1990) qui, dès ses premières expérimentations, à travers des performances qu'elle nomme plutôt “actions”, met en scène le seuil de tolérance du corps, “dernier repère pour dessiner la frontière entre l'art et le monde”, comme l'a perçu la critique Catherine Millet. Pane est en réaction exacerbée par rapport aux violences politiques et sociales qui l'entourent à son époque. Les violences des événements de 1968 et, avant cela, celle du nazisme, du fascisme, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre du Vietnam sont les retranscriptions directes des automutilations qu'elle inflige à son corps, pour réveiller, selon elle, notre “sensibilité anesthésiée” par une société insensible et génocidaire. Exposant notre réalité à travers la sienne, elle rend vulnérable son corps. Un corps fragile que la société contemporaine voudrait occulter. Apparition-disparition, espace à la limite de l'abstraction où se lit un geste devenu forme et mots, l'identité et l'image du corps dans l'art contemporain, est définitivement placé sous le seuil d'un “art charnel”, une manière de revisiter à travers son propre corps des formes de beauté. Pour donner à voir l'impalpable, ce qui n'est pas fait pour être vu : la dimension du sublime. Selima Karoui (Prochain et dernier article : De l'influence occidentale : Le “corps à l'œuvre” sur la scène artistique tunisienne).