De tout temps, l'égalité des hommes et des femmes en matière d'héritage a été réglée par la loi coranique. Le Code du statut personnel n'a fait qu'entériner les règles religieuses de la succession. La révision de ces règles, question naguère encore taboue, vient cependant d'occuper le cœur du débat, suite à la présentation, le 4 mai 2016, d'un projet de loi visant à instaurer l'égalité en héritage des deux sexes, laquelle fait l'objet d'une consécration explicite et sans ambiguïté dans la Constitution, loi positive suprême, dont l'article 2, d'ailleurs non amendable, est explicite quant au caractère civil de l'Etat tunisien «basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit» Convaincus d'être dans leur droit, les partisans de l'égalité dans la succession soulèvent ainsi la question de l'inconstitutionnalité de la loi sur l'héritage, ce qui signifie la nécessité de l'amendement du Code de statut personnel. Or, fait insolite, le débat suscité par l'initiative du député Mahdi Ben Gharbia se caractérise par une sérénité étonnante qui s'explique, en fait, par la certitude qu'ont les conservateurs et les opposants à cette proposition qu'elle ne sera pas adoptée par le législateur, ce qui ne nécessite pas de sortir l'artillerie lourde. Argument massue : «C'est la loi de Dieu. Son texte est clair : la fille hérite de la moitié de la part d'héritage du garçon». Quant à l'argument de l'inconstitutionnalité, il est balayé d'un revers de main, puisque l'article 1 de la Constitution, non amendable comme l'article premier, stipule : «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l'Islam est sa religion, l'arabe sa langue et la République son régime». Néanmoins, le calme apparent des débats, n'en cache pas moins, une hostilité sourde et tenace, prête à exploser en cas d'éventuel, quoique improbable, adoption de ladite proposition de loi par l'ARP. Tant, l'antinomie des positions sur la question de l'égalité des deux sexes, en matière de succession est révélatrice de la division idéologique des Tunisiens, une division reflétée par les points de vue des citoyens qui ont bien voulu apporter leur avis sur la question. Témoignages Bchira Halouani, présidente de l'Association Mouwatinet «Il est grand temps de lever cette discrimination en matière d'héritage, ce à quoi milite notre association. S'agissant d'une question strictement juridique, qu'il faut absolument la traiter, conformément à l'esprit et à la lettre de la Constitution ; je trouve biaisée de faire intervenir les instances religieuses, qu'il est indispensable de «neutraliser» et d'écarter des débats purement civils, même si leur point de vue est respectable. Sinon, ce serait une dérive regrettable. Les instances religieuses peuvent penser ce qu'elles veulent et dire ce qu'elles veulent. Mais le cheminement doit rester purement juridique et il ne faut pas entrer dans les arguments religieux parce que nous avons une Constitution positive. Quant à l'opportunité de la question, je pense qu'il n'y a pas de raison de la contester, tant il est vrai que la tradition du débat est historiquement ancrée dans notre culture arabo-musulmane. Du temps du Prophète, pareils dossiers avaient été ouverts. La réflexion rationnelle est profondément enracinée dans notre culture. En tant que féministe, j'estime que la question est opportune et nous sommes dans un texte social qui a sa propre dynamique, donc il y a nécessité à remettre ces questions sur le tapis et à trancher là-dessus. Il est vrai que nous sommes un pays musulman, mais l'Arabie Saoudite n'a-t-elle pas proscrit l'esclavage, alors que c'est permis dans l'Islam ? Et, si l'on veut pousser la logique, l'on peut évoquer aussi le fait de battre les femmes. Et pourtant, il y a eu de nouvelles lois et une distance par rapport à la littéralité du texte du Coran, ce qui signifie que la porte de l'ijtihad est toujours ouverte. De plus, nous devons vivre notre siècle et nous demandons l'égalité totale et absolue. D'ailleurs, le Code du statut personnel a objectivé les relations interpersonnelles entre conjoints, entre enfants et parents, etc. Pourquoi ne serait-ce pas le cas pour les questions d'héritage, qui doivent être régies, elles aussi, par des lois positives, à l'exemple du divorce par exemple ? Bourguiba n'a pas changé les lois sur l'héritage, mais il est grand temps après 60 ans d'Indépendance de révolutionner encore le Code du statut personnel et cela implique une rupture avec les conceptions révolues, en sortant ces questions de l'influence des religieux». Fethi Belhaj, coordinateur régional de la société civile «Tout en saluant le climat serein dans lequel se déroulent les débats, j'affirme que je suis entièrement favorable à la réforme de la loi sur l'héritage, une question opportune et d'actualité parce qu'il faut tôt ou tard trancher la question et se prononcer. Personnellement, je place les débats sur un plan affectif : aime-t-on deux fois plus son fils que sa fille ? D'ailleurs il est malheureux de constater que pour ce qui est de la propriété foncière, la femme est largement lésée, ce qui fait que par exemple dans les zones rurales, les femmes ne possèdent pas de terres, contrairement à leurs homologues citadines qui ont accès à la propriété foncière grâce à l'héritage mais aussi à la vente de leurs dots en bijoux. Cette différence de situation engendre des disparités flagrantes entre la situation de la femme rurale et la femme vivant en ville. Une femme qui a ses propres biens peut gâter ses enfants et bénéficier d'un statut particulier au sein de la famille. La propriété est un facteur très important dans la promotion de la condition de la femme. Le pouvoir symbolique, et le pouvoir tout court, est lié au pouvoir économique. Je pourrais même, à la rigueur, dire que le problème ne se pose pratiquement plus, dans la mesure où les parents dépensent beaucoup d'argent pour l'éducation de leurs filles, leur achètent des maisons ou des appartements et les aident à installer leurs propres projets comme leurs frères». Abdelhamid Berkaoui, universitaire «Pour moi, il conviendrait d'approcher la question sous un angle civil. Nous sommes une société civile, notre Constitution est civile et les lois sont des lois civiles. Partant de là, la question de l'égalité devient une question fondamentale pour l'équilibre de la société. D'ailleurs l'égalité hommes-femmes est un acquis pour la femme selon un processus historique. D'un autre côté, la société tunisienne est profondément imprégnée de la religion qui est une composante majeure dans notre système culturel, donc la question est de savoir comment concilier une question civile et une question sacrée. Toutefois, prendre comme argument l'aspect révolutionnaire du code du statut personnel est pour moi un argument qui ne tient pas la route parce que c'était un contexte différent et que le ce Code est l'œuvre de Bourguiba, un leader moderniste qui avait tous les atouts entre les mains. C'était une décision politique qui avait pris de court tout l'ensemble de la société qui n'a même pas eu le temps de réfléchir. Il ne faut pas perdre de vue que profiter aujourd'hui du nouveau climat favorisé par la Révolution pour révolutionner encore la société tunisienne et faire un nouveau saut qualitatif pour renforcer le caractère avant-gardiste de la société est une entreprise un peu délicate en ce sens qu'il faut tenir compte du retour des islamistes qui commencent à peser donc on pourrait retourner en arrière, d'autant plus que ce sont des gens qui veulent sauter sur l'occasion pour mener un débat qui est totalement en marge des problèmes que vit aujourd'hui la Tunisie. Tout est lié mais d'un autre côté, poser le problème est une avancée. La question est donc de ne pas tomber dans la provocation car les réactions des parties opposées à cette égalité pourraient trouver un écho favorable et beaucoup de répondant auprès de la société surtout rurale et de l'intérieur, la société profonde qui reste quand même résistante. En définitive, le débat doit être strictement civil et démocratique dans la mesure où la société ne doit pas être transposée dans le contexte du septième siècle, ce serait un anachronisme. Le texte remonte à 14 siècles, et on ne peut pas l'appliquer automatiquement conformément à la logique, sauf que la logique est parfois confrontée à des données qu'on appelle les us et coutumes qui sont plus solides et plus résistantes que les lois et que les transformer demande du temps, de la patience et de la persévérance». Mohamed Azouzi, prédicateur «Le Code du statut personnel est en conformité avec l'esprit et la lettre de l'Islam. Donc j'adhère pleinement à ses dispositions concernant la question de la succession. D'ailleurs, je n'ai rien à ajouter à la déclaration du Mufti de la République qui a nettement tranché là-dessus». Zohra F., femme au foyer «Vous savez, mes sœurs et moi avons partagé, avec nos frères, les biens légués par mes parents, comme le stipule la loi religieuse et nous ne nous portons pas plus mal. Pour mes filles qui ont fait des études, il est inconcevable qu'elles partagent à égalité les biens que nous allons leur laisser, à elles et à leurs frères qui ont travaillé dur avec leur père pour faire marcher l'entreprise familiale et payer les études de leurs sœurs». Le point de vue juridique Pour Me Rafâa Ayadi, le projet de loi est soumis à la commission législative : «Au cas où il serait adopté, l'ARP devrait nécessairement procéder à l'amendement du code de statut personnel. Nous aurions ainsi une nouvelle loi qui serait appliquée. En attendant, c'est le statu quo. Mais personnellement, je pense qu'il faut conserver la loi actuelle régissant la succession pour éviter de contrevenir à la loi coranique». T.L.