Elle est de ces personnes qu'il ne faut jamais perdre de vue : sitôt a-t-on le dos tourné que la voilà sur de nouvelles routes, engagée dans de nouvelles aventures, prête à lancer et se lancer de nouveaux défis, Sisyphe des temps modernes pour qui le rocher n'est jamais trop lourd et la pente jamais trop raide. Leïla Ben Gacem est de ces femmes que brûle un feu intérieur, un des feus les plus rares qui soient : celui qui pousse à aider, préserver, soutenir, maintenir, faire connaître, diffuser. Avec un sujet d'intérêt, une passion, un sacerdoce : le patrimoine tunisien, ses intervenants, ses produits, son image, en un mot tout ce qui concerne notre spécificité, notre héritage, notre mémoire et notre savoir-faire. Vaste programme, diriez-vous. Vaste combat. Mais rien ne semble arrêter Leïla Ben Gacem qui, avec une discrétion et une humilité, rares elles aussi à notre époque, enchaîne les missions impossibles. Nous avons voulu rencontrer pour vous cette jeune femme valeureuse, et quitte à mettre à mal sa discrète modestie, présenter son parcours. Un parcours atypique, puisque Leïla Ben Gacem avait commencé une brillante carrière... d'ingénieur en matériel médical. Votre première vie a été fort différente de votre parcours actuel. J'étais, en effet, ingénieur bio-médical, et durant dix années, je me suis occupée de machines dans les hôpitaux. J'ai travaillé pour les plus grandes multinationales, en Allemagne, en Libye, en Tunisie. Cela m'a permis de découvrir l'arrogance du capitalisme, mais aussi ses bienfaits, son avidité, mais aussi ses performances, ses techniques commerciales...Et j'ai commencé à penser que l'on pourrait utiliser ces moyens pour de meilleures causes, un meilleur but. Une partie de moi-même était fière de la reconnaissance obtenue dans ces postes du plus haut niveau que l'on m'offrait. Une autre me culpabilisait et m'accusait de traîtrise, moi qui ai toujours cru à l'économie partagée. Il y a eu un moment où j'ai fait mon bilan, et choisi d'arrêter. J'ai décidé de commencer une nouvelle vie plus en harmonie avec moi-même, de faire quelque chose qui me correspondrait davantage. Oui, mais quoi ? devait être la question que vous vous êtes posée. Exactement. Je ne savais pas quoi. J'étais frustrée d'avoir appris tant de choses utiles et de ne pas les utiliser. Et puis, disons-le, j'étais matériellement obligée de trouver du travail. Au vu de mon CV de spécialiste en ingénierie, un ami m'a envoyé au Famex qui lançait, à l'époque, un projet de mise à niveau d'artisans tunisiens. On avait invité un designer international Pierre de Gastine, à encadrer huit artisans pour les mettre aux normes internationales et les commercialiser à l'étranger. On cherchait un consultant pour cette mission. Je me suis dit que si j'avais été capable de commercialiser les produits de multinationales, je serai bien capable de le faire pour des artisans tunisiens. Il faut aussi avouer que je n'avais pas trop les moyens de choisir. On m'a donc bombardée «conseillère en exportation», et j'ai accompagné Pierre de Gastine dans sa découverte des artisans. Dire que c'était surréaliste est peu de chose. Pierre venait du monde du rêve, moi du monde des chiffres, et nos artisans étaient incapables de quantifier ou de chiffrer un produit, une production, un délai, un coût. Mais j'appartenais au peuple de ces artisans, et je partageais les rêves de De Gastine. Et surtout, je me sentais plus en harmonie avec moi-même. Cela a marqué la première participation tunisienne au salon Maison et Objets à Paris. J'ai appris aux artisans à calculer le prix de revient d'un produit, à préparer un dossier, à présenter un projet. Nous avons eu un stand magnifique, 100% tunisien, un stand « qui a fait rêver » et qui a reçu les visites des plus grands acheteurs, ceux des Galeries Lafayette, ceux de Harrods. Nous sommes rentrés avec un cahier de commandes rempli. Mais surtout, je me sentais à ma place, j'étais utile. Le projet était abouti, terminé, mais moi, on ne pouvait plus m'arrêter. J'ai commencé à faire des formations pour les artisans, leur apprendre à écrire un e-mail, demander une patente, remplir une facture pro forma. J'étais quelquefois payée comme consultante, et quelquefois non. Mais les honoraires des uns me permettaient de travailler pour les autres. Je n'étais pas riche, mais j'étais heureuse. Je commençais à acquérir une certaine notoriété, et j'aidais à écrire une belle histoire sur la Tunisie en contribuant à préserver son identité. Jusqu'au jour où vous avez découvert le Dar Anoun, et décidé de réaliser un vieux rêve : en faire une maison d'hôtes. Je rêvais de cela depuis longtemps. Au cours de mes voyages, je fuyais les grands hôtels, m'arrangeant pour toujours descendre dans des maisons d'hôtes. De même pour mes vacances en Tunisie, ou celles de mes parents. Je pense que pour découvrir un pays, c'est à travers ces maisons qu'il faut l'appréhender, en sentant l'odeur du dîner de la voisine, en s'asseyant au café avec le voisin chômeur, en allant chez le coiffeur du coin... Quand j'ai visité le Dar Anoun, c'est peu de dire que j'ai eu un coup de cœur pour cette demeure du XVIIe siècle. Disons plutôt que je me suis sentie investie d'une mission, la faire revivre dans toute sa splendeur. Une aide familiale m'a permis de l'acheter. Encore fallait-il la restaurer. C'est alors que j'ai eu une proposition de mission pour le Fonds Khalifa à Abou Dhabi. Vous voila repartie sur les routes... C'était une mission magnifique qui m'a été confiée : faire renaître le travail féminin, l'artisanat. Quand on pense aux Emirats, on ne pense pas à l'artisanat. Et pourtant, il y a quarante ans, des femmes tissaient, moulaient, brodaient leur quotidien. Il s'agissait de retrouver ces savoir-faire enterrés, et de les faire revivre. J'ai cherché dans le désert, et j'ai trouvé cette mémoire. Durant cinq ans, cela a été une expérience magnifique. Comment faire des entrepreneurs en artisanat des femmes qui n'avaient jamais travaillé, comment leur donner la foi en ce qu'elles faisaient. Je suis rentrée en Tunisie avec la satisfaction d'avoir éveillé des gens à leurs propres capacités. Et les moyens de restaurer le Dar Anoun rebaptisé le Dar Ben Gacem, ouvert en décembre 2013, en dépit des doutes et des inquiétudes de mon entourage. Vous ne vous êtes pas, cependant, contentée de gérer cette maison d'hôtes, et vous avez continué de travailler sur la médina et son patrimoine. L'ASM entamait alors un projet en collaboration avec la Communauté Européenne : Medetna, ou une étude sur l'état des métiers créatifs de la médina. Où se situaient-ils, quels étaient leurs problèmes, comment les faire revivre.... Un projet qui me seyait à merveille car en fait, ce que je voulais faire avec le Dar Ben Gacem, c'était raconter l'histoire de l'artisanat, et participer à la dynamique de le faire revivre. Aujourd'hui, vous continuez à multiplier les actions, animer des projets, lancer des idées, et... ouvrir un second Dar Ben Gacem. Après Medetna, j'ai mieux connu tous les problèmes de la médina, dont l'un des plus importants est quelle abrite une population qui n'est pas toujours unie. Nous travaillons sur cela avec l'aide d'associations et de représentants de la société civile, car la médina n'est pas un musée mais un corps vivant. C'est ainsi que nous avons lancé un journal de la médina fait par ses habitants qui racontent chacun son histoire. Nous en sommes à la quatrième parution. Nous avons également organisé des études et des expositions sur différents thèmes : la balgha, grâce à un financement suisse, l'alfa grâce au Mercy Corps, Histoire d'Artisans par l'ASM, le projet Hara avec l'université de Harvard. Nous en préparons d'autres comme la première édition du Festival de la Lumière, ou encore Dar El Malouf, qui sera le futur centre de recherche, de développement et d'innovation du malouf. Et puis, je me prépare à ouvrir un second Dar Ben Gacem, actuellement en cours de restauration, qui tiendra compte des lacunes du premier, mais sera tout aussi implanté dans le tissu vivant de la médina