Fawzia Zouari ose la première personne du singulier pour nous conter, aussi bien en auteur qu'en acteur, la saga de sa mère comme un autre soi-même et comme le réceptacle d'un amour incommensurable, débordant et éternel, telles que quelques relations mère-fille peuvent le devenir. Un récit qui bifurque souvent vers des incursions personnelles et vers de profondes interrogations sur sa vie de femme, d'épouse et de mère. «Comment oser un procès à celle qui m'a mise au monde... Maman me battait quand j'étais petite, c'est vrai. Elle a failli me priver d'études et me vouer à la réclusion. Elle m'a greffé la culpabilité dans la peau pour être partie à l'étranger alors que les femmes de mon pays ne traversaient pas la frontière. Et quand je touche mon corps, je le découvre cousu de peurs. Comme s'il y avait une fatalité chez les Arabes à absoudre les mères», s'interroge l'auteur en commençant son incursion dans la vie de sa mère par des états d'âme pour se poursuivre sur le même ton de bout en bout de l'ouvrage. Le corps Devenue maman à son tour, elle remet inconsciemment ses pas dans les siens : «Je retrouve tout, ses recettes et ses gestes. Chaque fois que j'effeuille un artichaut, écosse une fève ou mouille la graine, j'ai l'impression de rétablir l'horloge d'un monde posé à l'envers depuis que maman n'est plus». Pourtant, elle s'interdit d'écrire sur elle jusqu'à ce qu'éclate la Révolution en 2011 et alors qu'à Tunis se lève la clameur, elle s'assoit devant son écran, glisse dans la mélia de sa mère en guise de robe d'intérieur et se serra dans sa vieille ceinture berbère alors qu'une révélation s'impose à elle: «Maintenant je comprends. Ce sont les mots qu'elle m'a laissé en héritage, à son corps défendant». C'est par témoin interposé que Zouari apprend plus tard la saga car elle était en «exil» à Paris. Un exil qui fait écho à un autre exil; celui de sa mère qui quitta le village natal pour s'exiler à Tunis. Elle revit le moment où sa mère a fait don de l'histoire de sa vie à sa bonne qui la relata à l'auteur : «Ecoute donc ! Toi qui es mes yeux des derniers jours et le témoin de mon exil. Je te fais don de mes récits comme j'ai toujours donné aux pauvres et aux malheureux. Et parce que tu as vu et soigné mon corps, tu es devenue mon ayant droit et mon héritière». Le conte Elle a enfin l'occasion de connaître ce qui s'est réellement joué pour sa mère dans la capitale, de découvrir une tout autre version de ses derniers jours et en elle s'ouvre l'espoir déraisonnable d'accéder à ses silences, en même temps que la crainte de les interroger. «Je comprends soudain que l'enfant musulmane que je suis, tenue de ne rien reprocher à sa mère, s'est interdit de fouiller dans ses propres souffrances ou de s'arroger le droit de juger le comportement maternel. Bref, je suis sur le point de comprendre qu'elle recourait à la feinte et au subterfuge pour survivre loin de chez elle», s'entête l'auteur alors que l'entourage de sa mère ne parlait plus que de vieillesse et d'amnésie. L'exil Elle finit par comprendre que c'est ainsi que les rêves de retour de sa mère se transformèrent tout naturellement en trame pour ses confidences à sa bonne. Le jour devenu sa nuit, elle raconta tout, y compris sa décision de laisser ses enfants orphelins de ses secrets après qu'ils l'avaient été de son regard. Pour l'auteur, cela vire au règlement de comptes pur et simple contre l'incompréhension des siens : «Ils ne méritaient pas mieux, ses garçons comme ses filles, qui ignoraient le mal la rongeant davantage que la maladie. Ces sots qui se posaient des questions sur ses silences et ses colères, ses grèves de la faim, son refus de sortir, son obsession de se laver à grandes eaux, sa façon d'exorciser la distance par l'amour ! Ces imbéciles qui invoquaient l'âge et la perte de la mémoire, le diabète et je ne sais quoi encore, alors qu'elle souffrait d'avoir été éloignée de son village». Sa propre version, son explication de la vie de sa mère finit par une conclusion poignante qui la place en héritière totale de la saga de sa mère : «Aujourd'hui, pour moi maman n'est pas morte. Je peux toujours l'invoquer, exactement comme elle invoquait les esprits. Dans ces moments-là, quand je me concentre bien, elle m'apparaît tout entière. Et je me vois en train de lui demander pardon pour avoir transporté sa mémoire jusque sous les toits de France et l'avoir couchée dans la langue étrangère». L'ouvrage Le corps de ma mère, 193p., mouture française Par Fawzia Zouari Editions Déméter, 2016 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.