Lotfi Arbi-Barhoumi relate le voyage initiatique de Chass Ben Smaïl qui sillonne des terres étrangères à la recherche de réponses auprès de cinq maîtres : maître-berger, maître-ermite, maître-voyageur, maître-romancier et maître-philosophe. C'est d'abord grâce à eux qu'il passe de disciple à contemplatif puis épopte et myste avant de prendre conscience du maître intérieur qui est en lui depuis toujours. Des difficultés de toutes sortes émaillent cet ouvrage assez étonnant conçu comme un livre de méditation. La première vient du titre arabe qui parle de «taghriba» dont la traduction pourrait entendre à la fois dépaysement, éloignement, occidentalisation, expatriation, et même voyage. Ceci devant le sens pur. Seulement, après avoir parcouru l'ouvrage de bout en bout, on change d'avis pour retenir le sens que l'on accorde au vocable «aliénation» quand on évoque un étranger. Un peu comme l'anglicisme «alien». Car il apparaît rapidement que le personnage de tête, Chass Ben Smaïl, évolue dans des terres étrangères à la recherche de réponses. Des lieux où il semble tomber du ciel devant des maîtres qui ne s'en formalisent pas outre mesure et qui consentent à lui servir de gourous successifs. Qui a vraiment écouté Chass ?! Une voix qui appelle... et voici que Chass Ben Smaïl, qui semble n'attendre que cette invitation, se lance dans un voyage initiatique qui mue vite en une quête de soi. Les débuts sont décisifs. Avec le maître-berger, qui ne porte pas de nom contrairement à tous les autres «maîtres» de Chass Ben Smaïl, il apprend la patience et la contemplation, à sonder son être profond pour saisir les causalités et ne plus oser broder autour d'une théorie du complot contre soi. Le maître-berger lui montre les voies de la symbiose avec la nature, non sans une étonnante propension ouvertement écologiste. Une marque de l'auteur pour dire que beaucoup de choses, à commencer par la planète malmenée, finiront par se retourner contre nous. C'est le premier opuscule de «La création» qui se poursuit avec le maître-ermite, Barham, qui apprend à Chass à observer les choses à la fois avec attention et émotion, mais ce sont les incursions audacieuses dans le sens de la tradition du Prophète Mohammad Saaws qui semblent le porter vers de plus grandes interrogations. Avec le maître-voyageur, Ahib, il se rend compte que beaucoup de sens plus profonds les uns que les autres auréolent l'être des batailles et des victoires, avec un retour sur l'essence de la religion comme retraite et l'essence de la poésie comme échappatoire. Avec le maître-romancier, Wiman, il fait le tour des moteurs du génie et de la créativité, en s'attardant sur les faits de la conscience et son ascendant sur le vécu des meilleurs d'entre nous. Avec le maître-philosophe, Winatim, il rentre dans les méandres de la pensée pure et de l'accès à la sagesse par une foule d'anecdotes sciemment triviales. Le plus étonnant, c'est que Winatim se révèle le seul parmi ses maîtres à l'inviter à lui apprendre quelque chose, le seul qui ait vraiment écouté Chass ! Arrêté pour donner les «mauvaises» réponses Dans le second opuscule, ‘'L'offrande'', après avoir fait ses adieux au maître-philosophe, nous retrouvons Chass sur son chemin vers la Cité des morts, avec la poésie pour seul compagnon. C'est là que les rôles s'inversent et que diverses rencontres de passage, sentant peut-être l'aura du savoir envelopper Chass, commencent à lui poser des questions de plus en plus précises. Une réputation qui grandit jusqu'à arriver aux oreilles du maître de céans. L'arrestation de Chass ne tarde pas, ni la crucifixion ! Une perspective à la Socrate, à la différence que le grand philosophe grec connut le courroux pour poser les ‘'mauvaises'' questions, et que Chass est arrêté pour donner les ‘'mauvaises'' réponses. Seulement, ce que le maître de céans ne soupçonne pas, c'est qu'il contribue à boucler la boucle dans le cheminement de Chass : d'abord disciple qui suit l'enseignement d'un maître, puis contemplatif cloîtré virtuel par choix voué essentiellement à la recherche de l'Etre suprême et à la prière, ensuite épopte initié au dernier degré et réceptacle d'un grand admirable et très parfait mystère et enfin myste, l'initié qui a fait vœu de silence. La grande finalité de Chass comme du roman de Lotfi Arbi-Barhoumi est de se tourner vers ce précieux «maître intérieur» dont Durkheim disait que les Institutions qui ont construit leur système sur le savoir et le pouvoir privent l'homme de sa dimension essentielle : son intériorité et son chemin de maturation. Alors que l'homme d'aujourd'hui se sent en ainsi profonde détresse, il est face à un immense tournant : l'éveil de la conscience personnelle. Ceux qui font ce choix et y persévèrent peuvent sentir une réponse immédiate au fond de leur être ; une vie au-delà de la vie et de la mort, au-delà de tous les conditionnements. Tel est le maître intérieur. L'aliénation de Chass Ben Smaïl, 335p., mouture arabe Par Lotfi Arbi-Barhoumi Editions Mayara, 2016 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.