Par Wassim JDAY (universitaire) Entre température et tempérament il y a toujours un rapport de base. C'est là où semble résider le secret de notre existence faisant de nous des êtres vulnérables aux vicissitudes de l'environnement qui nous entoure.De plus, ce rapport semble cacher une vérité inhérente, une vérité que l'homme a passé l'intégralité de sa présence sur terre à dévoiler. Ce secret se révélait aux sages des quatre coins de la planète pour leur apprendre que les humains ne sont pas seulement le produit de leur environnement, mais qu'ils représentent plus précisément une partie intégrante du monde naturel. Ainsi ces sages enseignaient que les mortels doivent commencer par s'examiner et se découvrir afin de palper les secrets intrinsèques du cosmos et de ses règles. La méditation de cette relation intime entre le soi et le Tout est souvent professée par les esprits sublimes et éthérés qui se partagent entre prophètes et poètes. Elle est également associée à un certain âge d'expérience, de prévoyance et de maturité, un âge qu'on appelle poétiquement l'automne de la vie, comme si c'était pour confirmer cette intimité inéluctable entre l'humain et le monde. Bien qu'il ne soit aussi populaire que le printemps, l'automne a été souvent le sujet d'une poésie plus ensorcelante depuis l'âge classique. Comme le printemps, l'automne est une station à mi-chemin entre deux extrêmes, la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. La fameuse poétesse américaine Emily Dickinson le décrit comme étant «flanqué de neige d'un côté, et de brume de chaleur de l'autre» (J.131). Le poète Horace personnalise l'automne en le représentant comme un homme dont la tête est chargée de fruits mûrs, une image revisitée au seizième siècle par le grand peintre italien Giuseppe Arcimboldo dans ses quatre œuvres représentant les quatre saisons. L'automne pour les poètes est certes une métaphore de la sagesse, mais cette sagesse, selon le poète John Donne, ne peut point éclipser la beauté et la grâce de cette saison qui dépassent celles du printemps et de l'été («Eloges», 9.1 -2). Quant au poète irlandais, William Butler Yeats, l'automne lui représente un bon présage de la continuité de la vie, la mort étant un fait naturel que l'humain, à l'instar de tous les autres éléments de la nature, doit apprendre à accepter doucement, spontanément et en toute sérénité. Ce qui suit est l'un des plus beaux poèmes de Yeats traitant du thème de l'automne. Le poète raconte sa deuxième visite du jardin «Coole Park» qui appartenait à l'une de ses amies. Ceci arrive après une première visite qu'il a faite dix-neuf ans plus tôt. L'atmosphère automnale était la même, les cygnes étaient toujours là, fidèles à leur amour: «Les cygnes sauvages à Coole» C'est la beauté d'automne dans les arbres, Sèches sont les allées dans le sous-bois, Le lac, dans le crépuscule d'octobre, Reflète la paix du ciel. Et sur l'eau débordante parmi les pierres Sont les cygnes, cinquante-neuf. Le dix-neuvième automne a pesé sur moi Depuis que j'en ai fait mon premier compte Et les ai vus, quand j'y peinais encore, S'élancer tous, d'un coup, et en tournant, Grands anneaux qui se brisent, se disperser Sur leurs ailes bruyantes. J'ai regardé ces êtres de lumière Et maintenant mon cœur souffre. Ainsi la continuité naturelle que ces cygnes et que cette belle scène impassible traduisent apporte un sentiment profond de calme et de sérénité au cœur du poète qui, comme tout humain, se sent continuellement tourmenté par ses angoisses existentielles et les nombreux points d'interrogation relatifs à la vie et à la mort. L'expérience du poète, à l'instar de l'expérience des prophètes, est aussi sentimentale qu'épistémologique. Elle commence en tant que cogitation pour se transformer en un syncrétisme parfait entre l'humain et la nature : Tout est autre, depuis qu'en ce crépuscule De mon premier passage sur ces rives, J'ai entendu le battement de cloches De leurs ailes, et marché d'un pas plus souple. Sans lassitude à jamais, deux par deux, Ils explorent le froid des courants propices Ou gravissent le ciel. Leurs cœurs N'ont pas vieilli. Où qu'ils veuillent errer La passion, la victoire Sont avec eux, toujours. Mais pour l'instant ils se laissent glisser, Beaux mystérieusement, sur l'eau tranquille, Ah, dans quels joncs iront-ils nidifier, Aux rives de quel lac, de quelle flache Seront-ils le plaisir des yeux quand moi, un jour, Je verrai à l'éveil qu'ils se sont enfuis ? (Poème traduit par Yves Bonnefoy) L'image de l'automne est, cependant, plus assurément associée à une autre figure dans le monde de la poésie anglophone. Il s'agit du grand poète romantique John Keats dont la biographie peut jouer un grand rôle dans le déchiffrement de sa poésie. Né à Londres, le 31 octobre 1795, Keats était le fils d'un palefrenier. Orphelin de père dès l'âge de dix ans, il perd sa mère à quinze ans. Durant sa très courte vie, il a publié un nombre considérable de poèmes et de recueils tels que «Poèmes», «la Belle Dame sans merci», «Endymion» et «Hypérion». Mais le jeune poète fut atteint par la tuberculose trop tôt et mourut en 1821 sans même réaliser son rêve de dix ans de poésie. Les poèmes de Keats enseignent leurs lecteurs à apprécier le côté doux et délicieux de la mélancolie automnale. En tant que poète de l'effacement de soi et de l'ascétisme romantique, Keats célèbre la solitude, la vie nocturne et le sommeil. La mort dans ses méditations n'est qu'une simple phase de la vie qui, une fois acceptée comme ainsi, se débarrasse de toutes les associations morbides et exagérées que l'homme a élucubrées. Avant de mourir, Keats demanda qu'on écrive sur sa tombe : «Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau», confirmant ainsi sa croyance au caractère éphémère et évanescent de la vie et à la sérénité du passage à l'éternel, cet éternel dont les chemins sont tracés par la méditation et la poésie. «La poésie de la terre ne meurt jamais», déclara-t-il. «Ode à l'automne» («To Autumn») est le titre que Keats donna à l'un de ses meilleurs poèmes, un poème automnal qu'il a écrit en septembre 1819. La mélancolie associée à l'automne dans ce poème cache une beauté essentielle et un sentiment profond de satisfaction et de contentement. L'automne est ici métaphore de fructification, mais il est également symbole d'un déclin toutefois embrassé. Le poète nous apprend également que ce déclin fait partie de la vie. Il n'est qu'une étape indispensable dans le cycle de la nature. La première strophe du poème décrit les processus naturels qui caractérisent la saison. Il s'agit d'une union un peu paradoxale entre maturation et croissance, une union qui donne l'impression que cette saison n'est pas encore la fin : «Ode à l'automne» Saison de brumes et de fondante fécondité Amie complice du soleil qui mûrit Qui complote avec lui pour combler sous leur charge De fruits les pampres qui courent au bord des toits de chaume Pour plier sous leurs pommes les arbres moussus du clos Emplir jusqu'au cœur tous les fruits de suavité Pour faire la courge ronde et la noisette rebondie De son amande douce ; pour faire éclore encore Et toujours tant d'autres fleurs pour les abeilles Qu'elles croient que les beaux jours ne finiront jamais Tant les sucs sirupeux de l'été débordent de leurs cellules. La deuxième strophe renverse les images de la première en décrivant le processus du moissonnage. L'automne ici n'est pas un simple moissonneur qui finira son moissonnage un jour et partira. Il continuera à faire et refaire le même acte indéfiniment, garantissant ainsi la continuité de la vie. L'action ne se manifeste qu'à la fin de la strophe : Qui ne t'a vu souvent au milieu de tes biens‑? Qui te cherche alentour te trouvera parfois Assis nonchalamment sur l'aire d'un grenier Les cheveux caressés par le souffle du vent Ou endormi dans le sillon à demi-moissonné Aux vapeurs enivrantes des pavots, épargnant De ta faucille le prochain andain et son bouquet de fleurs Parfois aussi tel un glaneur tu sais garder La tête droite sous la charge en passant un ruisseau Ou près du pressoir à cidre, patiemment, Tu regardes les heures couler avec les dernières goutes. Il existe dans ce poème une certaine fusion entre ce qui est escompté et ce qui est réel, entre la genèse et la décomposition, une fusion étrange et invraisemblable qui mène à l'épanouissement. Le mélange de contentement, de maturation et de fructification avec la mélancolie qu'inspire l'idée de la fin de la vie crée le sentiment qu'on s'approche du paradis, ce paradis perdu où, d'après John Milton, «le printemps et l'automne dansent main dans la main» (Le paradis perdu, 5.391-395). Dans la dernière strophe, on apprend que le moissonnage n'est, en fait, que la phase ultime du cycle de la nature. On s'approche petit à petit de la fin de la saison. Mais, heureusement, cette fin ne sera qu'une annonce d'un nouveau début : Où sont les chants d'avril? Où sont-ils donc‑? N'y songe pas, tu as toi aussi ta musique Quand les barres de nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt Et touchent les éteules de leurs teintes rosées Avec le cœur plaintif des éphémères pleure Dans les saules de la rivière, soulevé dans les airs Ou retombant comme le vent léger renaît ou meurt; Et les jeunes moutons bêlent sur la colline à l'horizon; Les grillons chantent dans les haies et le rouge-gorge Siffle de son doux soprano dans l'enclos du jardin Et des troupes d'hirondelles trissent dans le ciel. (Poème traduit par Jean Briat)