Maya Ben Ammar est architecte. Elle a travaillé avec les plus grands cabinets italiens et français, et se passionne pour les projets culturels. Musée itinérant, Fondation d'art et centre d'accueil des artistes, expériences d'architecture vernaculaire, sont autant de voies qu'elle s'attache à explorer. C'est à elle que l'on a confié le magnifique projet du learning center qui doit investir la cathédrale de Sfax dans le cadre de Sfax Capitale Culturelle. Un projet qui, après avoir suscité l'unanimité, puis la remise en question, semble au point mort. Nous avons voulu rencontrer Maya Ben Ammar qui porte ce projet avec passion. Pouvez-vous d'abord nous présenter le projet. Qu'est-ce qu'un «learning center» ? Le premier de ce genre, et d'une longue série était récemment inauguré au Centre Pompidou. Le learning center de Sfax sera le premier en Afrique. Il s'agira d'un lieu de vie et de rencontre, un lieu de savoir et d'apprentissage, un lieu de travail collaboratif, un lieu d'initiatives citoyennes et de pépinières d'entreprises. Il sera doté d'un espace équipé permettant d'accueillir des spectacles d'art vivant. Il sera hébergé dans la cathédrale, lieu emblématique central, volume unique, d'une surface exceptionnelle, baigné d'une lumière naturelle de grande qualité grâce à la présence de nombreux claustras. Ce lieu sera fréquenté par toutes les générations car ce sera un haut lieu de culture, certes, mais aussi un espace de détente et de convivialité, facilement appropriable par la population. Le projet architectural est à la fois respectueux du monument et résolument contemporain. Les volumes et les espaces proposés seront autant d'invitations à explorer des univers : expositions, espaces de travail en petits groupes, salle de spectacle, fablab, ateliers, etc. Vous avez fait vos études d'architecture à Florence, travaillé à Rome avec les plus grands, et ouvert votre propre agence en Italie. Ce n'est pas le parcours classique des architectes tunisiens. J'ai choisi Florence un peu par hasard, et je ne l'ai jamais regretté. Nous y avions des amis, il était trop tard pour s'inscrire ailleurs, et le concours d'entrée était un concours de dessin, ce que je savais faire. En fait, j'ai fait de l'architecture parce que j'aimais dessiner et que je voyais ma mère, décoratrice à l'époque, faire des esquisses pour ses projets. Ceci dit, Florence est une magnifique université. En Italie, les enseignants pratiquent le métier d'architecte, il n'y a pas de cloisonnement entre l'enseignement et l'exercice. Nous avons donc eu pour professeurs toutes les stars de la profession. A l'époque, celle-ci était dominée par la gauche italienne, les radicaux, les utopistes. Il y avait de grands mouvements comme Archizoom, Archigram. Tous enseignaient à l'université de Florence. C'était très libre, stimulant, passionnant. Je m'y suis merveilleusement épanouie et j'ai été major de ma promotion, ce que je n'aurais jamais pu obtenir si j'avais étudié ailleurs. Parce qu'à Florence, ce qui comptait, c'était la personnalité de l'architecte bien plus qu'autre chose. Puis vous êtes partie pour Rome, ce qui a été un véritable choc culturel, mais où vous avez travaillé avec les plus grands. Il y a eu entre-temps un passage à Paris où, toujours par hasard, et parce qu'on trouvait mon CV graphique, j'ai travaillé dans un cabinet de paysagiste, Michel Desvignes, le plus connu à l'époque. Nous gagnions tous les concours, mais je me suis vite rendu compte que je ne pourrais jamais exercer ce métier de cette manière en Tunisie. Ce qui était, à terme, mon projet. J'ai donc voulu revenir à l'architecture et à l'Italie. A Rome, il y avait deux grands cabinets, Fuskas et Zaha Hadid. Nous nous connaissions tous, et nous passions tous de l'un à l'autre. Mon baptême du feu s'est fait avec Fuskas chez qui je me suis retrouvée chef de projet grâce à l'aide d'un ami architecte et la solidarité d'une équipe. D'étape en étape j'en suis arrivée à créer ma propre agence avec un associé, Nicola, que nous avons appelée AIR — Architecture In Rome —, agence que nous avons fait essaimer à Tunis. Nous travaillons entre Tunis et Rome. A Rome, c'est vrai que cela a été un choc culturel: on y travaille dans l'urgence, il faut être extrêmement rapide, rien n'est jamais acquis, et l'on peut perdre son travail du jour au lendemain. A cause de cela, les gens sont très productifs et très réactifs. A l'agence, à Rome, nous avons une équipe de 25 personnes, dont 10 chefs de projets. Nous continuons à produire là-bas, parce que c'est plus rapide, et plus rentable, donc moins cher pour le client, et sommes à Tunis pour suivre les projets. Sfax capitale culturelle est un projet arrivé dans l'urgence ? On nous a demandé le projet en trois semaines, un dossier d'exécution en six semaines, ce qui était une mission impossible. On est connu pour être l'une des équipes les plus rapides, et j'en avais un peu assez d'être toujours appelée dans l'urgence. Aussi ai-je commencé par dire non. Il s'agissait de créer un learning center dans une ancienne cathédrale. Mais lorsque j'ai vu la cathédrale, magnifique, j'ai eu un coup de cœur. Et quand j'ai rencontré l'équipe extraordinaire qui portait le projet à l'époque, j'ai été totalement conquise. A Rome, en trois semaines, nous avons élaboré un super projet, une magnifique maquette, une vidéo, nous voulions tous que le projet se fasse et que les décideurs soient séduits. Les membres de la commission que présidait Samir Sellami, tous des gens exceptionnels, des femmes de belle personnalité, ont adoré le projet. Il a fait l'unanimité devant les différentes instances, ministère des affaires culturelles, municipalité, gouvernorat. Le ministère de l'equipement nous a soutenus et s'est totalement impliqué pour élaborer le cahier des charges et sortir les appels d'offres. L'entreprise a été sélectionnée. Pour faciliter les choses, on nous a demandé de séparer le programme du parvis de celui de la cathédrale. Cela a été fait et l'aménagement du parvis a pu démarrer à temps. Puis les pressions ont commencé, les vis-à-vis ont changé, Samir Sellami et son équipe ont démissionné, essentiellement pour permettre que le projet se fasse, fût-ce sans eux. Où en est-on aujourd'hui ? Quels sont les problèmes qui se posent dans l'évolution de ce projet ? On semble dire que Sfax n'a pas besoin d'un learning center, que la ville ne le mérite pas peut-être. Une vaste campagne semble lancée pour dénigrer le projet. Les instances qui l'avaient approuvé dans l'enthousiasme se font absentes. Il faut dire que Sfax capitale culturelle, c'est beaucoup d'argent. Le projet de la cathédrale en absorbera près de la moitié. Car le choix initial était de privilégier les infrastructures durables, les réalisations pérennes, dont la cité pourra s'enorgueillir. Aujourd'hui, il semblerait que l'on souhaite consacrer une plus grande partie de ce budget à de l'événementiel, à de l'éphémère. C'est une question de point de vue, à longue ou à courte distance. Nous, nous croyons en ce projet, et nous le défendrons jusqu'au bout. Qu'avez-vous fait pour cela ? Tout semble prêt, et pourtant rien ne démarre : le projet a été sélectionné, l'entreprise également, le budget inscrit au titre du projet, la commission de marché a donné son accord, le ministère de l'Equipement a préparé une fiche signalétique du projet qu'il a transmise au ministère des affaires culturelles. Cette fiche doit être signée par le ministre des affaires culturelles pour que le projet démarre. Lequel ministre est venu à Sfax, a compris l'impact du projet, s'est déclaré séduit. J'ai même été convoquée au premier ministère où on m'a affirmé que tout était en ordre pour le démarrage. Mais rien ne se fait. Le problème étant que le 14 décembre, tous les budgets de la culture non utilisés retombent, et Sfax les perdra. Il faudra alors tout recommencer, et rien ne dit, au vu de ce qui se passe, qu'on ne privilégiera pas une politique de fêtes et de feux d'artifice au détriment de réalisations qui feront de la cité un réel pôle culturel.