Ce n'est pas 2 ou 3% de recettes fiscales qu'il faudra glaner ici ou là, mais près de 13%, que l'apport des «patriotes fiscaux» et des fonctionnaires ne suffira pas à combler. Un silence religieux règne au palais du Bardo. Après l'adoption de la loi de finances dans les délais constitutionnels, mais avec seulement 122 voix pour sur 172 députés présents, la semaine des régions a démarré hier. Les représentants du peuple vont pouvoir souffler et rencontrer leurs électeurs. L'examen, durant près d'un mois, des budgets des ministères et instances s'est déroulé dans une anarchie créative pour rester positif. Et si tout le monde s'accorde à dire que l'adoption de la loi budgétaire représente un acquis en soi, les déclarations de nos interlocuteurs laissent transparaître de la déception ou du scepticisme à peine voilé quant à l'application de ses dispositions. Nous avons donné la parole à un expert, économiste de son état, ex-ministre de l'Economie et des Finances, Hakim Ben Hammouda, et à deux élus, une indépendante critique, Bochra Bel Haj Hmida, et un enthousiaste confiant, Hédi Ben Brahem. Ils ont partagé avec nous leurs analyses, leur perception générale et parfois leurs attentes et souhaits. Mobilisation des ressources, tâche difficile «Je suis un analyste, commence par dire l'ex-ministre, je ne sais pas si les engagements pris par le gouvernement seront tenus ou pas, mais ce que je dis en revanche, c'est que l'adoption de la loi de finances après toutes les controverses qui ont entouré sa discussion représente un fait positif». Les propositions de dernière minute du gouvernement ont permis d'apaiser les différents secteurs et l'Ugtt opposés à la loi budgétaire. Même si, et il faut le dire, ces propositions auront un impact financier indéniable. Selon l'économiste, qui choisissait avec précaution ses mots, l'adoption n'est qu'une étape, et la projection de l'avenir se situe sur trois niveaux. Le premier niveau concerne l'aspect financier et le respect des grands équilibres que le gouvernement a proposés. Pour ce faire, il faudra mobiliser les ressources, « le gouvernement a fait l'hypothèse d'une augmentation des ressources propres de 15%. Il faut impérativement mettre en place les textes et les mécanismes pour pouvoir mobiliser ces recettes supplémentaires et garantir l'équilibre du projet qui a été présenté ». C'est une opération complexe d'autant que pour l'année en cours, les recettes fiscales auront un rythme de progression de seulement 2%. Deuxième aspect dont il faut tenir compte, a-t-il analysé, la mobilisation des ressources en vue de financer le décalage entre les ressources internes et les dépenses. « Cette loi de finances estime le gap entre les ressources internes et les dépenses qu'il va falloir mobiliser, à 8,5 milliards de dinars ». Le gouvernement doit dès maintenant, a-t-il préconisé, mettre en place un programme de mobilisation de ces ressources, c'est une tâche qui s'avère difficile. La Tunisie, bon an, mal an, ne parvient à mobiliser que 5,5 à 6 milliards de dinars, le manque à gagner se situe entre 2,5 et 3 milliards supplémentaires. Ce qui requiert de la part du gouvernement un travail de planification important pour réaliser les équilibres du budget défendus devant le parlement, a rappelé M. Ben Hamouda. Par ailleurs, un certain nombre de mesures portant sur le financement des petites et moyennes entreprises devraient être mises en œuvre pour être conformes aux promesses faites lors de la Conférence internationale sur l'investissement. Autre défi à relever, prévient l'ex-ministre, la reprise de l'investissement qui est un point déterminant. « De la reprise des investissements dépendront la relance de la dynamique économique, la relance de l'appareil de production, qui impacteront positivement sur le taux de chômage ». Après l'adoption de la loi de finances est venu le temps de définir la vision économique. Une loi de finances, si pertinente soit-elle, si elle n'est pas suivie d'une vision économique à moyen terme, sur trois ans au moins, ne portera pas ses fruits, a-t-il conclu avec lucidité. Ne pas faire prévaloir le barreau sur la députation L'élue un peu nomade et finalement indépendante, Bochra Bel Haj Hmida, a adopté lors des débats des positions allant à l'encontre de celles de ses confrères, étant avocate de profession. Elle estime en bonne élue responsable qu'il fallait adopter la loi de finances et ne pas participer à l'affaiblissement du gouvernement. Elle estime que cette loi, et pour la première fois, a suscité un grand débat au sein du parlement mais aussi dans la société, cela ne s'est jamais vu. Selon elle, les médias ont assuré un suivi quotidien au point de pousser certains politiques à justifier leurs positions, «des votes ont été justifiés par des communiqués». Selon Mme Ben Hmida, la loi de finances 2017 est sortie des couloirs du parlement pour devenir un débat de société. Et si elle reconnaît qu'elle est en deçà des attentes on ne peut nier qu'elle donne les moyens à l'Etat de prendre des mesures pour lutter contre la corruption et l'évasion fiscale. « Maintenant, il revient à l'Etat de montrer sa force légale pour entamer les réformes d'autant que l'accord avec l'Ugtt le conforte dans ses démarches », a-t-elle recommandé. Questionnée sur ses collègues du parlement qui ont voté contre la loi budgétaire, elle répond laconiquement qu'ils ont exprimé une position politique. Et enchaîne : «Moi j'ai voté pour parce que je ne peux pas me permettre d'affaiblir encore une fois le gouvernement. La stabilité est nécessaire pour mettre en œuvre les réformes, pour combattre le terrorisme. D'un autre côté, un rejet aurait envoyé, sur le plan international, un très mauvais signal ». Critiquant ouvertement les avocats, elle précise: « J'ai été favorable à la première proposition du gouvernement préconisant la facturation, parce que le timbre ne garantit pas la justice fiscale, a-t-elle étayé, les honoraires des avocats sont très décalés les uns par rapport aux autres, pour la même affaire, il y a une disparité telle que le fait de payer un timbre d'une même valeur ne garantit en rien la justice fiscale. Mais l'Etat a cédé, a-t-elle regretté. Ajoutant, je me suis révoltée sans succès contre une image négative envoyée par les élus qui ont fait prévaloir la corporation sur leurs mandats et missions de députés, il en découle l'inégalité des Tunisiens devant le parlement, a-t-elle tranché. Le matricule fiscale est une solution A plus d'un titre l'élu du parti Ennahdha, Hédi Ben Brahem, a été un acteur agissant tout au long des débats budgétaires. Non seulement il relève de la majorité parlementaire mais également, il est vice-rapporteur de la commission des finances. Par des termes mesurés mais qui ne cachent pas un certain contentement, le député estime que la loi votée aux deux tiers des élus présents, exprime encore une fois la pertinence de la voie consensuelle empruntée par le pays. Sur le pourcentage réduit des élus votant en faveur de la loi, il a estimé que c'est l'expression plurielle d'une démocratie naissante et que les temps « d'adopté à l'unanimité » sont révolus. M. Ben Brahem est revenu sur les articles litigieux, comme celui de la levée du secret bancaire ou celui portant sur la fiscalisation des avocats. Le secret bancaire a été levé depuis 2014, a-t-il analysé, mais il est verrouillé dans le présent projet par des garanties pour ne pas ouvrir la voie à des pratiques dangereuses. La levée ne se fait que par suite d'une décision de justice dans un délai de réponse de 72h, ou à la demande du ministre des Finances ou de son suppléant, précise-t-il encore. « Nous avons demandé à la ministre des Finances si des demandes de levée avaient été rejetées, elle a répondu par la négative, les 10 mille dossiers présentés à ce jour ont été tous satisfaits». Quant au grand débat qui a entouré l'article imposant la facturation aux avocats, il reconnaît que si le premier projet présenté par le gouvernement a été refusé, d'autres propositions ont été trouvées non pas uniquement pour les avocats mais pour les secteurs de la profession libérale dans son ensemble, à savoir le matricule fiscal. «Chaque contribuable doit faire son devoir et payer ses impôts», c'est la conclusion du député en guise de souhait, mais loin d'être appliqué, comme tout le monde le sait. En effet, de l'avis de nombre d'analystes, les objectifs fixés par la loi de finances « sont très optimistes», c'est un euphémisme. Exemple, les textes budgétaires tablent sur 15% de recettes fiscales alors que l'année d'avant seulement 1,7% ont été réalisées. Ce n'est pas 2 ou 3% qu'il faudra glaner ici ou là, mais près de 13% que l'apport des « patriotes fiscaux », les fonctionnaires, ne suffiront pas de combler. Après l'adoption de la loi de finances, le jour d'après s'annonce bien morose.