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«Cette familiarité historique avec le français n'est pas révocable»
L'ENTRETIEN DU LUNDI: Samia Kassab Charfi, Professeur de littérature française et linguiste
Publié dans La Presse de Tunisie le 28 - 12 - 2016

La place de la langue française dans notre vie culturelle suscite parfois la controverse et il ne faut sans doute pas s'attendre à ce que cela cesse de sitôt. Ce qui ne fait pas de doute, en revanche, c'est que cette même langue française donne lieu à des expériences de recherche, à des passions de découverte qui, bien qu'universitaires par leur cadre, ne manquent pas d'un certain souffle aventureux... Samia Kassab-Charfi enseigne au département français de la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis en qualité de Professeur de l'enseignement supérieur, et ce, après avoir soutenu, coup sur coup, deux thèses dont la seconde, soutenue en juin 2003, devait jouer un rôle décisif dans l'évolution de sa carrière intellectuelle. Un tournant qui nous interpelle parce qu'il met le doigt sur la question de la relation complexe, et parfois inattendue et fédonde, qu'on peut avoir avec la langue française...
Votre parcours universitaire — à travers vos recherches, vos centres d'intérêt — est relativement atypique: qu'est-ce qui, depuis le début, en a décidé ainsi?
J'ai commencé pour ma part par une thèse très «classique», centrée sur l'œuvre du fondateur de la modernité poétique en France : Baudelaire. À l'issue de cette thèse, j'en ai entamé une deuxième, pour évoluer, sur un autre très grand poète, Saint-John Perse.
C'est à partir de mon travail sur cet écrivain que j'ai «viré ma cuti» : paradoxalement cet auteur, né en Guadeloupe, m'a donné l'occasion, de fil en aiguille, de découvrir une autre face de la littérature des Antilles francophones : celle représentée par des écrivains appartenant à cette zone singulière qu'on appelle les «Amériques noires». Cette appellation a l'avantage de conjoindre une région, les Amériques, et une origine, puisque la plupart de ces écrivains sont des descendants des esclaves africains qui ont été disséminés à travers l'Amérique du Nord, l'Amérique latine et l'archipel de la Caraïbe. Ils ont donné de grands artistes – écrivains, peintres, musiciens, jazzmen...
J'ai donc «switché» vers cette littérature : j'avais besoin d'une part de me renouveler, et d'autre part de découvrir autre chose – parce que je découvrais vraiment ce «continent noir» que représente cette littérature. Ce qui est amusant, c'est que certains des chercheurs avec qui je travaillais, prisonniers d'une représentation un peu sclérosée de ce que doit être «l'objet de recherche» quand on travaille sur les littératures de langue française, ont été choqués par ce nouveau tournant que je donnais à ma carrière de chercheure. Il leur semblait que puisqu'on travaillait sur des textes écrits en français, il fallait – caution suprême de qualité littéraire – que ces textes soient produits par des auteurs franco-français, comme si Derrida et la déconstruction n'avaient jamais existé, comme si la langue française n'avait pas été au début du XXe siècle extraordinairement prise en charge et habitée, au sens fort du mot, par des écrivains dont l'identité originelle ne coïncidait pas avec celle de la nation française. Or c'est l'une des révolutions apportée par cette littérature «francophone» — qu'on devrait tout aussi bien nommer «littérature transnationale» parce qu'elle outrepasse l'idée trop restrictive de nation — que de casser le parallélisme existant entre la Nation et la Langue. Quelle merveilleuse libération par rapport aux contraintes de l'origine, que de pouvoir choisir sa langue d'expression, pour dire une autre Histoire du monde ! ... D'où deux ouvrages que j'ai publiés coup sur coup, et qui témoignent de cette exploration : l'un en 2011 sur Edouard Glissant, qui réécrit l'Histoire des Amériques, l'autre en 2012 sur Patrick Chamoiseau, dans lequel je parcours pour les lecteurs 30 ans de production littéraire chez cet écrivain qui a obtenu le Prix Goncourt en 1992.
Et aujourd'hui, quel est l'état de vos recherches et comment en définiriez-vous les enjeux ?
A partir de la littérature des Antilles, en un détour auquel je ne me serais jamais attendue moi-même auparavant, je suis passée à la littérature du Maghreb, non pas pour des recherches endogènes, mais dans une perspective d'abord purement comparatiste, car je trouvais très stimulant de relire les grands textes de la littérature maghrébine que j'avais lus quand j'étais étudiante avec les grilles de lecture installées par les littératures des Antilles, dans cette société qui au demeurant a traversé de nombreuses épreuves similaires à celles que nous avons vécu, dont le colonialisme.
Comme le terrain commun à ces cultures est constitué par des moments historiques semblables et par une situation de bilinguisme ou de plurilinguisme tout aussi similaire (eux avec le créole et le français, nous avec l'arabe dialectal, l'arabe standard et le français), j'ai réfléchi, avec d'autres chercheurs sur cette situation : le résultat de cette réflexion a été un livre réunissant plusieurs contributions, coordonné en 2013 avec mon collègue et ami marocain Mohamed Bahi, intitulé Mémoires et Imaginaires du Maghreb et de la Caraïbe. De plus en plus, je suis attentive à nos pratiques des langues. Sujet ô combien d'actualité aujourd'hui...
La notion de créolisation traverse vos travaux. On sait pourtant que sa conception renvoie à un contexte très différent du nôtre. Pensez-vous vraiment qu'elle peut s'appliquer à notre culture «arabo-musulmane» ?
La définition que propose Glissant de la «créolisation» est extrêmement intéressante pour nous. Pour lui, elle n'est rien d'autre que la «résultante imprévisible d'éléments hétérogènes mis en commun», placés dans un même lieu. Dans le contexte des Antilles, il évoque par là la naissance du créole, les rites syncrétiques dans la Caraïbe , la santeria à Cuba, toutes ces techniques un peu bricolées qui signent l'amalgame de cultures différentes sur une même terre. Or pour un pays comme la Tunisie , exposée aux courants et aux influences d'Est et d'Ouest, d'Orient et d'Occident, d'Afrique et d'Europe, et même d'Asie, la créolisation n'est pas une vue de l'esprit, c'est une réalité ! D'ailleurs l'historien Sami Bargaoui a consacré il n'y a pas si longtemps une belle étude sur ce concept dont il propose, de façon très pertinente, l'applicabilité à la catégorie des «kouloughlis», dans la Tunisie ottomane... Lorsque nous mangeons des pâtisseries d'origine ottomane, et que nous utilisons des recettes italiennes dans notre cuisine, quand nous y intégrons des ingrédients indiens, passés via le Moyen Orient, et que tout cela compose au final une identité «culturelle» singulière, on est en plein dans la créolisation – ce n'est pas la peine d'aller chercher bien loin!
Mais le «bonus» que nous apporte ce concept, c'est surtout une riposte concrète aux absolutismes. En effet, la créolisation dans sa composante hybride n'évacue pas l'identité, elle rappelle seulement cette vérité très terre-à-terre : il n'y a pas d'identité pure et dénuée de mélanges. Vérité de La Palisse ... mais qu'il est parfois bon de rappeler pour remettre les pendules à l'heure.
J'irais même jusqu'à dire que la créolisation, c'est la chance du dialectal : ce qu'il nous reste à faire, c'est fonder une écriture du dialectal qui intègre emprunts et compositions hétérogènes, comme en turc moderne, par exemple. J'entends souvent des gens «corriger» ou «reprendre» ceux qui finissent, excédés par leur incapacité de s'exprimer au plus près de leur pensée dans une langue formelle, par parler en dialectal : en vérité, c'est comme si nous étions «honteux» de notre plurilinguisme, du caractère composite de notre performance orale, alors que c'est une chance : notre «bi-langue» comme l'appelle le grand écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, est une chance ! Soyons des bilingues (ou des plurilingues) heureux !
Comment voyez-vous l'avenir de la langue française en Tunisie et dans quelle mesure, de votre point de vue, l'activité de création littéraire détermine cet avenir ?
Grande question ! L'avenir de la langue française sera ce qu'on en fera : et surtout ce qu'en feront les écrivains tunisiens ! Une langue vive est portée par une littérature et par l'usage quotidien, «naturel» je dirais, qu'on en fait. C'est le cas pour le français en Tunisie : nous avons de grands écrivains francophones et notre langue dialectale incorpore de nombreuses locutions et mots en français, réaménagés, créolisés. Maintenant, il faut arrêter avec cette question de «parler français» ou pas, ou encore du rang préférentiel que doit occuper le français dans l'enseignement. D'abord il nous faut «décomplexer» notre rapport aux langues. Il y a belle lurette que l'usage du français n'est plus associé, dans l'esprit d'un usager tunisien lambda, à l'histoire de la colonisation.
C'est comme si vous demandiez à un Irakien de ne plus parler anglais parce que l'Irak a été envahi par les forces américaines : malgré toutes les raisons politiques qui pourraient la justifier, ce n'est pas une position tenable. Ensuite, la possession d'une langue en plus est toujours un bonus pour un utilisateur. Je recommande souvent à mes étudiants de s'inscrire dans les centres d'enseignement des langues pour apprendre l'italien, l'espagnol, en plus d'approfondir et de consolider leur français...
Mais il est nécessaire de distinguer deux choses, deux situations : le fait d'apprendre et donc de pratiquer une langue étrangère (et cet apprentissage nouveau ne sera jamais un handicap à ma propre pratique de ma langue maternelle), et le fait d'habiter une langue, de se l'approprier en l'adaptant, en créant avec, en faisant des jeux de mots avec. Cette langue-là est susceptible de devenir une langue de pensée, conjointement avec la langue maternelle. La première posture correspond à une connaissance plutôt rapidement acquise – pensons aux étudiants tunisiens qui partent en Allemagne pour faire des études et qui, en six mois, acquièrent une capacité de performance linguistique vraiment étonnante, ou à ces jeunes guides touristiques qui ont assimilé avec une impressionnante vitesse la langue russe pour pouvoir travailler et communiquer avec le nouveau flux touristique russe dont bénéficie depuis quelques années la Tunisie.
Alors que la deuxième est autrement plus engageante sur le plan de l'être s: on n'est plus dans le communicationnel, dans le strict véhiculaire. Une langue, c'est bien plus qu'un stock de mots et une grammaire à manier : ce que nous apprend la littérature, c'est qu'une langue appartient à ceux qui la parlent et l'écrivent, tout comme une œuvre appartient à ceux qui la lisent. N'appauvrissons pas linguistiquement les Tunisiens, et surtout les jeunes...
Enfin, il me semble évident que le problème majeur dans notre pays n'est pas de choisir quelle langue «seconde» enseigner à l'école. On peut «choisir» et sélectionner tant qu'on veut, cela ne modifiera pas le fait que l'héritage linguistique tunisien se compose de l'arabe tunisien (dialectal), de l'arabe littéraire (langue de l'école, de la communication formelle et du legs culturel) et du français.
Parce que l'imaginaire linguistique des Tunisiens a intégré le français. Ce que cette notion d' «imaginaire linguistique» implique, c'est qu'une langue ne se réduit pas à sa pratique isolée, autiste, mais qu'elle intègre toujours les accents, les connotations d'une autre langue. Autrement dit, cette langue est présente dans la périphérie de l'arabe, c'est ce que nous prouvent magistralement les usages empiriques. Certes, on peut changer de voisin mais cette familiarité historique avec le français n'est pas révocable par une décision régalienne spectaculaire dont l'effet est davantage de créer une sorte de concurrence entre les langues sur le terrain tunisien que d'impulser la substitution d'une langue à une autre... Et après tout, si cela doit générer une émulation chez les apprentis-locuteurs potentiels, en les poussant à acquérir un plurilinguisme effectif et actif, comprenant l'anglais bien entendu, pourquoi pas ? Il faut juste être réaliste : ce sont les listes d'attente dans les écoles françaises qui renseignent sur la demande pragmatique des parents tunisiens ... Formuler de toute façon notre rapport aux langues en termes de «choix éliminatoire» n'est pas pertinent : il faut arrêter de considérer les langues comme des absolus. Une langue, ce n'est pas une religion, ce n'est pas une nation. Il est certain que depuis la nuit des temps, la langue est appréhendée comme un emblème national ou identitaire, un repère de reconnaissance identitaire du moins – rappelons-nous le tollé en France lorsque la ministre de l'Education nationale a parlé de supprimer l'enseignement du latin dans les classes en France... Mais dans l'ère transnationale à laquelle nous appartenons, brandir une langue comme on brandit un drapeau ne rime plus à grand-chose. Il fut un temps où la Langue , l'Identité et la Nation coïncidaient – et encore, au prix d'escamotages et de simplifications pas toujours justes : regardez le problème du berbère en Algérie, par exemple, mais pas seulement. Aujourd'hui, vous avez en France des auteurs qui écrivent dans une langue qui n'est pas celle de leur nation d'origine, comme c'est le cas pour Leïla Slimani, qui a obtenu le Prix Goncourt en France cette année.
Vaste sujet en vérité... Parlons pour finir de vos publications, les plus récentes : de quoi est-il question ?
Je viens de coordonner avec un sémanticien de renom un ouvrage (paru en 2016) sur la question du plurilinguisme essentiel de la littérature, dans lequel des écrivains tunisiens, algériens, allemands, argentins, français, sénégalais, sud-africains s'expriment sur le fait que toute littérature, même celle qui s'écrit en une seule et unique langue, est traversée et amplifiée de manière très significative par les échos d'autres langues entendues : langues de l'enfance, du pays natal, du pays perdu, langue adoptée, etc. Mais le meilleur est à venir et très prochainement : un livre qui sera entièrement dédié à la Tunisie , faisant valoir la nature composite de sa littérature... Le plus important cependant est de donner aux jeunes chercheurs confiance en eux afin qu'ils ouvrent des pistes nouvelles hors des sentiers battus de la recherche traditionnelle, qu'ils explorent de nouveaux continents à nous faire découvrir à leur tour.


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