Dans un livre d'entretiens avec Lise Gauvin, le poète antillais Edouard Glissant revient sur les concepts-clefs de sa pensée sur le devenir de notre (tout-)monde Les lettres francophones des Antilles connaissent un formidable essor depuis trois décennies. Sous la plume d'une nouvelle génération d'écrivains arrivés sur le-devant de la scène dans les années 1980-1990, la littérature antillaise s'est profondément renouvelée, abandonnant le thème de la négritude popularisée par des poètes tels que Gilbert Gratiant, Guy Tirolien et surtout Aimé Césaire. Contrairement à ces prestigieux aînés qui avaient fait de leur identité africaine la source mythique et l'horizon de leur inspiration, les écrivains antillais contemporains se veulent avant tout «créoles» et puisent la matière de leur œuvre dans l'expérience du brassage qui structure le vécu antillais. «Tout change en s'échangeant» Edouard Glissant est l'une des figures majeures de ce renouveau littéraire à l'œuvre sous les tropiques françaises, sans appartenir tout à fait à la génération des écrivains «créolistes» (Chamoiseau, Confiant…). Glissant est né en 1928 à la Martinique. Il publie ses premiers textes littéraires dans les années 1950. Entré en littérature par la porte royale de la poésie (Un Champ d'îles, Les Indes, Pays Rêvé, pays réel, La Terre, le feu, l'eau et les vents : Une anthologie de la poésie du Tout-monde…), il a également écrit des romans (La Lézarde, Le Quatrième siècle, Sartorius : Le roman des Batoutos…), du théâtre (Monsieur Toussaint) et des essais théoriques (Soleil de la Conscience, Le Discours antillais, Poétique de la Relation, Traité du Tout-monde…) sur la littérature, sur le devenir des Antilles et la mondialisation. Philosophe de formation, l'homme est avant tout un penseur qui a développé à travers ses écrits protéiformes une réflexion originale et poétique sur le métissage en cours dans le monde contemporain, devenu un «Tout-monde» ou un «chaos-monde» dans lequel «tout change en s'échangeant». Une «identité-rhizome» Cette réflexion a pour point de départ un double refus, celui de la hiérarchisation des cultures dont se nourrit la pensée coloniale et celui de l'identité-racine inscrite au cœur des philosophies nationalistes. Rejetant la négritude et l'afro-centrisme tout comme la latinité et la francité — exemples d'identités étriquées et monolithiques—, Glissant a érigé la créolisation comme le nouvel idéal humain. Elle est symbolisée par les Antilles où l'emmêlement des langues et des cultures (occidentale, africaine, asiatique, indienne d'Amérique) a créé les conditions de l'émergence d'une identité plurielle, ouverte sur le monde. «Aux Antilles (…) on peut dire qu'un peuple positivement se construit. Née d'un bouillon de cultures, dans ce laboratoire dont chaque table est une île, voici une synthèse de races, de mœurs, de savoirs, mais qui tend vers son unité propre», a écrit le poète martiniquais dès 1956. Partant de cet exemple antillais, Glissant redéfinit l'identité moderne comme une «identité-rhizome» fondée sur la pluralité et la «relation». La «relation» est la clef de voûte de cette pensée prophétique du devenir humain. Dans le monde «archipélisé» qu'elle met en scène, les diversités civilisationnelles coexistent, sont mises en relation et en réseau pour mieux s'influencer, tout en préservant leurs spécificités. C'est une vision originale, car elle n'est pas réductible à la pensée de l'universel qui est trop souvent synonyme d'occidentalisation pure et simple. Dénonçant l'universel comme la volonté d'imposer les valeurs particulières (en l'occurrence les valeurs occidentales) en valeurs valables pour tous, le philosophe martiniquais plaide pour un monde réellement pluriel, «au carrefour de soi et des autres». Langues «composites» et langues «ataviques» Sa production prolifique et la hauteur de sa vision font de Glissant l'un des écrivains francophones contemporains les plus importants. A chaque saison des prix Nobel, son nom est cité en tant que possible lauréat. Ses thèses sont étudiées, débattues dans les milieux universitaires et intellectuels du monde entier. Le romancier-penseur exerce aussi une très grande influence sur les écrivains antillais contemporains qui se sont inspirés de sa pensée sur l'«antillanité», la «créolisation» ou le «Tout-monde». En tête, Patrick Chamoiseau qui est resté très proche de ce père spirituel avec lequel il a d'ailleurs cosigné deux livres-pamphlets (Quand les murs tombent et L'Intraitable beauté du monde). Dans son ouvrage le plus récent L'Imaginaire des langues, composé d'une série d'entretiens (six en tout) avec la journaliste littéraire canadienne Lise Gauvin, Edouard Glissant revient sur les concepts-pivots de sa pensée de la créolisation. Ces entretiens dont les thèmes sont le multilinguisme, la supériorité de la poésie sur le réalisme romanesque ou l'utopie, se sont déroulés sur une vingtaine d'années (1991-2009). Ils ont pour objectif d'expliciter cette pensée complexe qui, comme le rappelle Lise Gauvin, «n'a cessé d'alimenter la réflexion des contemporains de toutes disciplines, tout en mettant en perspective ses enjeux à différents moments de son élaboration». Car si les fondements de cette pensée sont présents dès le premier essai de Glissant, Soleil de la conscience (1956), ils ont été consolidés tout au long des décennies qui furent si fécondes en secousses et bouleversements idéologiques. Entre l'histoire littéraire des Antilles et la question des genres Le premier entretien de la série dont le titre a donné son nom à ce bref volume d'une centaine de pages, est sans doute le plus riche car il touche des domaines les plus divers. La pensée s'y déploie entre l'histoire littéraire des Antilles et la question des genres, en passant par la distinction importante que fait le philosophe entre les langues «composites» nées de la rencontre des cultures (le créole, par exemple) et les langues «ataviques», les concepts d'identité-rhizome et d'identité-racine, l'art poétique du conteur créole. Cet entretien a aussi un côté prophétique car il annonce la fin d'un monde ancien fondé sur des notions de la hiérarchie des langues et des cultures, de l'universel, et surtout de l'identité définie comme une essence : «Je crois qu'il n'y a plus d'“être”, proclame Glissant. L'être, c'est une grande, noble et incommensurable invention de l'Occident, et en particulier de la philosophie grecque. (…) Je crois qu'il faut dire qu'il n'y a plus que de l'étant, c'est-à-dire des existences particulières qui correspondent, qui entrent en conflit…». Adieu la négritude, bonjour la créolisation !