Chawki Tabib, le président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), a projeté dès sa nomination en janvier 2016 le sujet de la corruption au cœur du débat public. Il réagit ici à l'avancée de la Tunisie dans l'indice 2016 de la perception de la corruption de Transparency International, présenté hier par l'organisation I Watch La Tunisie a gagné trois points dans le classement de Transparency International et trois points dans son indice de perception de la corruption. Vous attendiez-vous à ce résultat ? C'est une très bonne nouvelle, qui dépasse nos espérances, on souhaitait au mieux garder la même place qu'en 2015. En fait, la Tunisie n'arrêtait pas de reculer dans le classement de cet indice depuis trois ans. Et voilà que nous sommes aujourd'hui ex aequo avec la Turquie, le Koweït et la Bulgarie. Alors que notre situation est plus difficile que la plupart de ces pays, notamment sur le plan géopolitique. Quels sont, selon vous, les facteurs de cette petite avancée ? La volonté nationale de réduire ce fléau. Celle de la société civile renforcée par les campagnes des médias et par le travail de l'Inlucc. Chose qui a poussé le pouvoir politique à exprimer les prémices d'une volonté de combattre la corruption. Nous estimons que la position du pouvoir politique n'est pas encore totalement ferme, engagée et déterminée quant à la lutte contre la corruption, même si les deux derniers chefs de gouvernement, Habib Essid et Youssef Chahed, ont appuyé notre instance. D'autre part, il faut rappeler que c'est lors du mandat de Habib Essid que la loi d'accès à l'information a été adoptée. Youssef Chahed a déclaré, dès son premier discours à l'ARP, la guerre à la corruption. Le président de la République a de son côté inscrit la lutte contre ce fléau dans la feuille de route de Carthage. Mais il reste beaucoup de choses à faire et particulièrement un arsenal juridique à mettre en place. Il faudra adopter la loi organique relative à la nouvelle Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption et la doter des moyens nécessaires pour exécuter ses diverses prérogatives. Le projet de loi relatif à la déclaration du patrimoine et de l'enrichissement illicite n'a pas encore été soumis au président du gouvernement. Youssef Chahed avait pourtant promis d'examiner le projet avant le 31 décembre 2016. Il a également prévu de nommer par décret les membres du conseil de l'Inlucc et ceux de l'organe de prévention et d'investigation de l'instance. Nous sommes dans l'attente depuis un mois... Il a annoncé d'autre part sa volonté de moderniser l'administration, de doter l'Inlucc des moyens logistiques pour se décentraliser et se préparer à ses nouvelles tâches, dont la réception des déclarations du patrimoine, la protection des donneurs d'alerte et la gestion du back office de la plateforme électronique e-people, qui va permettre aux citoyens de lancer des alertes, de publier des plaintes et des pétitions. Qu'est-ce qui freine à votre avis la volonté de Youssef Chahed de partir véritablement en guerre contre la corruption ? Youssef Chahed ne doit pas à notre avis céder aux chants de sirène qui le poussent à abandonner la bataille parce qu'elle est vaine et trop complexe. A vous aussi, certaines voix reprochent l'absence d'opérations coup de poing, des cas qui aboutissent devant la justice, marquent les esprits et donnent l'exemple d'une fermeté dans le traitement des dossiers... Les gens doivent comprendre que nous nous attaquons à un système. Ce qui n'exclut point le rôle de répression du crime de corruption de la justice. D'autre part, notre travail a rendu possibles des arrestations, des mandats de dépôt et d'amener de personnes sur lesquelles pèsent des soupçons et des preuves de corruption. Parce que les jugements ne sont pas encore définitifs, nous ne pouvons pas communiquer dessus. C'est aux journalistes de faire leurs investigations sur le cours de ces affaires. Vous déclariez, il y a quelque temps, que vous déteniez des preuves contre un conseiller du chef du gouvernement. Où en est cette affaire ? Ce haut commis de l'Etat a été démis de ses fonctions, tout comme le PDG de la Steg. Comment expliquez-vous que 90 % des dossiers de corruption que reçoit votre instance se situent au niveau de l'administration tunisienne ? Certains ont interprété cette donnée comme si 90% de l'administration tunisienne était pourrie. Ce n'est pas du tout le cas. Pourquoi ce phénomène ? Primo, parce que nous vivons à l'ombre d'un Etat centralisé depuis 3.000 ans. Secundo, la mentalité du « beylik » qui sévit toujours chez nous fait que le domaine public est toujours considéré comme quelque chose dont on peut déposer abusivement. La preuve, parmi les dossiers les plus scandaleux que nous avons instruits et transmis à la justice, celui de ce ministre-conseiller qui a recruté 40 membres de sa famille dans son ministère ! Tertio, le volume du flux et des échanges financiers sont très grands dans le secteur public et, par conséquent, l'hémorragie qui concerne ces biens est aussi étendue. Elle va du bâtiment, à l'achat des médicaments destinés aux hôpitaux, aux impôts et aux marchés publics en général. Les caisses de sécurité sociale, la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (Steg), la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede) ou encore Tunisair sont ainsi impliquées dans des affaires de trafic d'influence dans l'octroi de marchés publics. Résultat : le pays perd 2 milliards de dinars par an pour cause des dysfonctionnements des transactions publiques. Ces dysfonctionnements mettent en cause les équilibres financiers du pays. Si on limitait aujourd'hui la corruption et la mauvaise gouvernance, on gagnerait quatre points de croissance ! Si on mettait vraiment le paquet pour lutter contre la corruption, on récolterait un retour certain sur investissement. Une donnée que les sept gouvernements post-révolution n'ont pas du tout pris en compte. Quels sont les secteurs de l'administration tunisienne où la corruption sévit le plus ? Les deux secteurs les plus touchés par la corruption si on se réfère aux dossiers qui nous parviennent sont les ministères de l'Intérieur et celui des Finances. Cela s'explique par le fait que les dossiers concernent généralement « la petite corruption», c'est-à-dire celle dont fait face le citoyen quotidiennement et qui impliquent les agents des services de sécurité du fisc et des douanes. Or, d'autres études plus approfondies affirment que la corruption en matière de marchés et achats publics est le type de corruption le plus néfaste pour l'économie et pour le pays en général. Peut-on aujourd'hui lutter sérieusement contre la corruption sans engager des réformes structurelles de la justice, qui est elle-même à la fois touchée par le phénomène de la corruption et souffre du manque de moyens pour combattre ce fléau ? La justice a besoin de renfort. Les tribunaux souffrent d'un manque flagrant de moyens financiers, logistiques et humains. Le pôle juridique et financier ne dispose que de sept juges d'instruction. La Cour des comptes ne dispose que d'un million de dinars par an comme budget. Croyez-vous que dans de telles conditions l'on peut s'opposer au fléau de la corruption ? A l'indépendance, l'Etat a consacré pendant des années 30% de son budget pour réduire l'analphabétisme. Il a investi dans les écoles et dans la formation des enseignants. Je propose que l'Etat concède 10 % de ses ressources pendant les dix prochaines années pour lutter contre la corruption, la mauvaise gouvernance et renforcer les structures de la justice, qui reste malheureusement toujours dépendante du pouvoir exécutif.