Kamel Zoghbani jette son roman à la figure de tous les extrémismes qui tenaillent ces premières années du XXIe siècle avec des personnages radicalement imparfaits, humains à satiété, qui vous font dire : «Je la (le) reconnais !» et qui vous font immanquablement penser à ces caractères tunisiens génériques disséminés dans la multitude. Entre leurs hauts et leurs bas, ils sont les rouages d'un seul et unique mécanisme : la machine du bonheur. C'est Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe revisité, tunisifié où la somme revient à une image ostensiblement prisée par Kamel Zoghbani qu'il choisit d'enfouir au fin fond de son ouvrage, une image de la ville d'El Hamma dans le sud tunisien, mais qui aurait pu être partout ailleurs au nord-ouest du pays, le sahel, le Cap-Bon... L'image est celle de Tunisiens qui se dépêchent pour ne pas rater la prière dans la mosquée du centre-ville et, non loin de là, d'autres Tunisiens qui sirotent tranquillement leurs boissons fraîches dans un bar. Les rencontres entre les deux ne sont pas exceptionnelles, au contraire, ceux qui quittent la mosquée après avoir accompli leurs prières trouvent souvent plaisir à écouter les anecdotes hautes en couleur des hôtes du bar, simplement parce qu'ils les connaissent. Entre tolérance et modus vivendi Mais, attention, pour Kamel Zoghbani il ne s'agit pas du tout d'une image de tolérance car nous serions alors devant un cas où une tension est là, en dessous de la surface, mais que les efforts, nous allions dire la bonne volonté des uns et des autres, gardent étroitement sous contrôle. Ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit car ce que décrit l'auteur c'est tout simplement un modus vivendi aussi trivial qu'il est possible de l'être, une coexistence toute naturelle qu'il ne viendrait à personne l'idée de mettre en cause. Une sorte de respect mutuel laissant à chacun le loisir d'aller dans sa propre voie. C'est le point culminant de cet ouvrage de Kamel Zoghbani qui s'enfonce en profondeur dans cette logique de coexistence qui n'exclut pas les dérives usuelles, si l'on ose dire. Car nous suivons ici des destins croisés, cadencés par le hasard, le destin, la providence ou le mektoub. Des gens qui n'étaient peut-être pas censés se rencontrer mais dont le croisement force la passion, la souffrance, le refus, la traîtrise, le vice... avant de déboucher parfois sur le besoin, également trivial, d'amour, et d'autres fois sur la dévastation des tiraillements suicidaires. Pour se venger de l'un, on finit par marquer au fer rouge celui qui aspire à vous, et on finit par s'auto-marquer par le même fer au bûcher de nos propres vanités, comme dirait T. Wolfe. C'est compliqué entre les hommes et les femmes Quelques personnages émergent du lot sous la plume de l'auteur, à commencer par une image de lui-même qui ne se prend pas au sérieux, qui tente une parabole d'autodérision où un «écrivain raté» ne trouve d'autre perspective pour se faire connaître que d'écrire une lettre anonyme à un «cheikh de télévision», réputé pour ses sentences d'apostasie. Une missive dans laquelle il s'attaque à son propre roman pour essayer de tomber sous cette sentence car, selon lui, Salman Rochdi ainsi que d'autres qui ont eu «la chance» de tomber sous une fatwa ne sont devenus célèbres que grâce à ce marquage. L'auteur partage les devants du roman avec deux autres personnages tout aussi symboliques que lui. D'abord, Mohamed Gharbi, le chauffeur de taxi qui a fait ses études à Damas, en Syrie, et qui ne trouve pas d'emploi. Rentré au bled, il devient marin-pêcheur comme son père avant de «fuir» vers la grande ville où il est promu taxiste-misogyne et un peu activiste contre la liberté qu'il estime incommensurable des femmes. Ensuite Rjeb Lessoued, universitaire tunisien au Canada, rentrant au pays à la demande d'un ministre qui était son professeur pour enseigner l'anthropologie des religions. Lui, c'est le côté recto (ou verso) de Mohamed Gharbi, de ce point de vue qu'il n'est pas misogyne mais plutôt dépendant comme on le serait d'un barbiturique. Bien sûr, les personnages féminins sont là, Chahira, Dalia, Amira, Rania... mais l'auteur leur accorde la meilleure place, omniprésentes même quand il ne parle pas d'elles.. Machina Bona Hora, 350p., mouture arabe Par Kamel Zoghbani Editions Dar Altanweer, 2016. Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.