À Beyrouth, l'histoire de deux hommes et une femme. Une histoire de secrets, entre vérité et mensonge, réalité et fantasme. Sur fond politique, Elias Khoury dresse un portrait kaléidoscopique du Liban, où l'histoire ne cesse de se réécrire, sans fin possible. L'histoire commence là où elle finit, et c'est aussi là où elle ne finit pas. Car il n'y a pas une seule histoire possible. Et la vérité ne cesse de se réécrire selon les gens. Selon les regards, l'imaginaire et les besoins de chacun. Et c'est ainsi que s'enchaînent les nuits de Shéhérazade, laquelle ne finit jamais les histoires qu'elle raconte. Elias Khoury écrit son roman en ouvrant la grande majorité de ses chapitres par la mention « Voici comment l'histoire a commencé » ; un « Il était une fois » adapté aux besoins de la modernité, du Liban pluriel et de sa guerre infinie. Ainsi l'auteur de la merveilleuse « Porte du soleil » (Actes Sud, 2002) explique-t-il à Monia Zergane pour ‘‘Even.fr'' (octobre 2009) : « Dans ‘‘Les Mille et Une Nuits'', l'histoire est racontée plusieurs fois et ouvre systématiquement vers une autre histoire, il n'y a pas de fin, il y a des suggestions de fin mais c'est un livre qui ne finit pas. Et il ne finit pas précisément parce que l'histoire commence. Je voulais trouver une approche moderne qui assimile cette vision de l'identité narrative. » L'identité des personnages du « Coffre des secrets » se redéfinit à chaque fois que l'histoire recommence. Les différents angles de vue apportent des rajouts, des modifications, des suppressions, des dénis, et finalement quelque chose de merveilleux et de sensiblement humain, à la fois, aux personnages. Des personnages en bute avec leurs ancêtres et leur propre destin. L'histoire est un secret L'histoire ? Elle commence à Beyrouth, avec la mort d'Ibrahim Nassar, au tout début de la guerre civile de 1975, et de la disparition de son amante dépitée, Norma Abdelmassih. Cette dernière entretenait aussi une relation avec le cordonnier Hanna Salmân et disait à chacun de ses deux hommes qu'il l'avait déflorée le premier. C'est ainsi qu'est posé le premier secret de l'histoire, et que le temps est remonté jusqu'au XIXe siècle, sur les traces des autres secrets disséminés à travers les années. Peut-être à la recherche du secret originel qui cadenasse ce coffre poussiéreux où dépérissent les lettres du grand-père d'Ibrahim. Les secrets s'enfantent les uns les autres, en nous promenant à travers tout le Liban, jusqu'en Colombie, en passant par la Syrie et les pays du Golfe. Et à mesure que se vide la boîte de Pandore, les secrets se multiplient à travers les âges, noyant la vérité qui, en fin de compte, n'existe peut-être pas… « Norma n'était un secret pour aucun des deux, elle était son propre secret. Le secret est à la fois ce qui est caché et ce qui est déclaré, il n'est celé aux uns que parce qu'il est dévoilé aux autres et ne devient une histoire qu'avec la disparition des uns et des autres. Le secret n'en est plus un, il devient alors une énigme à résoudre.» Plus loin, le narrateur interroge : « Quelle est la part du conte ? Quelle est la part de la vérité ? » Comme s'il interrogeait l'identité de son propre pays. Comme s'il questionnait : que s'est-il passé, en fait ? Si le Liban est devenu un Etat après la première guerre civile de 1860, il n'en est pas devenu pour autant un pays uni, et les frictions, les dissensions et finalement d'autres guerres ont achevé – ou pas – de déchirer les dix-sept communautés. À l'image des personnages de ce roman, déchirés à travers leurs histoires réfractées à l'infini, comme dans une galerie de glaces déformantes. Les trois héros et la vingtaine de personnages secondaires incarnent tous la réalité – ce qui est acquis, vrai, indubitable – du Liban, grâce à leurs rêves et à leur folie. Que ce soit le rêve d'immigration qui habite Ibrahim, à l'instar de ses aïeux exilés en Colombie. Ou le rêve de gloire de Hanna Le Salé qui s'adonne au trafic de haschisch après sa sortie de prison… Ou même celui de Norma, courtisane inavouée, qui séduit ses amants comme Beyrouth séduirait les hommes qui la font et la défont. Elias Khoury ballote son lecteur dans ces histoires qui se croisent, se recroisent, se chevauchent, s'annulent et se reprennent, comme dans un tourbillon infini, où aucune réalité ne peut être saisie à main nue. Quelque chose de psychédélique se dégage de cette chute au plus profond du Liban et de ses gens, de ses rêves de fortune et de destruction. Avec une écriture d'une fluidité musicale entêtante, l'un des plus grands auteurs libanais actuels assoit son style à partir de ce conte oriental moderne paru en 1994 dans sa version originale. Khalil KHALSI (*) Trad. de l'arabe par Rania Samara, Actes Sud, sept. 2009, 208 p.