Kamel Riahi décrit un monde sordide dénudé de son humanité (ou d'une humanité à outrance) mais, derrière le sordide et les excès, l'auteur brille par une fresque quasi sociologique de l'under-world tunisois où le lecteur croit identifier ça et là des visages vus et des moments vécus.. Elle a mis au-dessous, très au-dessous, de la fange ambiante que l'auteur décrit jusqu'à la nausée, des amours auxquelles il ne manque presque rien pour que Kamel trouve dans l'une ou l'autre ce à quoi tout homme, de tout temps, rêve de tout son être : aimer la même femme, toujours ! Ce qui gâche tout, c'est qu'il faut qu'elle soit ceci et cela, qu'elle renferme le secret et le sens de toutes les autres. Et voilà Kamel devant l'impossible, voué à la chercher, parcelle par parcelle, chez toutes celles qu'il côtoie. Beaucoup ne survivent pas à quelques rares moments de plaisir (ou de déplaisir) mais d'autres, une petite poignée, lui deviennent toutes aussi nécessaires les unes que les autres, toutes en même temps, entraînant le personnage principal de l'ouvrage dans un tourbillon sordide où les morceaux de son être sont arrachés les uns après les autres pour le mettre au bord d'un précipice qui finit par le transformer en névropathe. Des amours de rechange Les premières dizaines de pages sont tellement difficiles que le lecteur est d'abord tenté de penser : «C'est du vent... le degré zéro de l'écriture !». Pourtant, Kamel Riahi s'en tire au fil de ces mêmes pages, en brossant une étonnante fresque sociologique de cet under-world tunisois que le lecteur connaît peu ou prou, de quoi lui permettre d'identifier çà et là des visages, des scènes, des faits divers... C'est surtout auprès de femmes que l'on a connues ou dont on a entendu parler que semble convenir le schéma ainsi échafaudé par Kamel Riahi et véhiculé par ses amours de rechange ; toutes pour une : Hayet, la maîtresse en titre, est un amour corrompu. Une femme libérée sur laquelle tout glisse sans l'atteindre. Nadia, l'épouse, est un amour bafoué par les calculs. Cela commence par un premier temps quand elle était l'étudiante de Kamel alors aux prises avec son homonyme qui cherche par tous les moyens à l'atteindre, elle le soutient et il commence à s'intéresser à elle quand elle décide d'aller poursuivre ses études aux USA. A son retour, ils se marient dans des conditions rocambolesques. Femme sur-diplômée, formée à l'étranger, elle met sa carrière au-dessus de tout. Sarra, la fille (ou la belle-fille), est un amour empli de contradictions, de refoulements, de complexes, de peur permanente de la faute à ne pas commettre. Une femme-enfant, peinant à "survivre" à son appartenance à une famille disloquée. Elle vire vite au vinaigre et connaît une fin tragique. Hend, la fille de mauvaise vie servant parfois d'exutoire temporaire, est en principe aux antipodes de l'amour. Une personnalité singulière qui s'est imposée comme une sorte de négociatrice dans le monde de la dramaturgie télévisuelle. D'elle, on ne sait pratiquement rien mais on devine les drames qui l'ont chavirée. Aïcha, la maîtresse d'un court moment, est un amour de passage qui compte pour des prunes. Une femme lambda, madame-tout-le-monde, qui peut virer d'un côté comme de l'autre. Des hommes qui n'hésitent pas devant les excès Quant aux hommes décrits dans le roman, y compris Kamel le personnage principal, ils sont, comme l'a dit Daniel-Paul Schreiber dans ses «Mémoires d'un névropathe», des images d'hommes bâclées à la six-quatre-deux. Une description de névropathes (qui s'ignorent) par un névropathe qui affiche son mal et le théorise. Des hommes qui font tout ce qui ne peut être fait par un gentleman (car ce ne sont pas du tout des gentlemen), des hommes qui n'hésitent pas devant les excès de toutes sortes, qui se font une gloire de perdre toute conscience, prêts à sacrifier tout ce qui bouge, à enflammer les scandales, prêts à commettre des crimes... Il n'est donc pas surprenant que le roman vire à la fin au Destoïevsky pur et simple, gâté de digressions sur le libre-arbitre avec des personnages torturés qui se définissent au travers de leurs actes mais qui s'enlisent encore et toujours dans ces actes et leurs conséquences. Pourtant, l'auteur tente de nous convaincre crûment que son inspiration viendrait plutôt de Garcia-Marquez, le grand Gabriel qui a choisi de joindre dans son nom celui de son père et celui de sa mère, comme pour faire la paix entre les hommes et les femmes ! L'ouvrage Les maîtresses du goujat', 190p., mouture arabe Par Kamel Riahi - Editions Dar al-Saqi, 2015 Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis