«Je rêve d'être tunisien » (Cérès Editions, 2017), le recueil de chroniques de Kamel Daoud commence par une provocation: «La Tunisie ne doit pas exister, on le sait, elle doit échouer(...) et prouver que le fatalisme est une loi confortable. Il ne faut pas que ce pays s'en sorte, sinon il prouvera que nous aurions pu réussir». Lors de sa dernière visite dans notre pays à l'occasion de la Foire du livre, Kamel Daoud parle de la Tunisie comme la «possibilité d'une île» et de l'Algérie comme d'«un continent perdu». Kamel Daoud est algérien : il constate que pour l'Algérie qui a tant brillé par sa guerre de libération, il est triste de voir que d'autres vivent mieux la liberté. Il parle en amoureux de la Tunisie : «Etre tunisien est le seul moyen de se sentir algérien en fin de compte». Mais, à le lire et l'entendre, on se demande si c'est bien de la Tunisie que nous connaissons qu'il s'agit. Kamel Daoud écrit dans ses chroniques à propos des attentats du Bardo et de Sousse, mais fait l'impasse sur les trois assassinats politiques qui ont plongé la Tunisie dans la stupeur. Il omet de mettre le projecteur sur ce que ce pays aurait pu devenir si ces personnalités n'avaient pas été assassinées devant chez elles ou lynchées dans la rue par ceux qui les connaissaient le mieux. Il fait aussi l'impasse sur les emprisonnements pour «opinion» ou pour «mœurs» que l'on a connus dès le lendemain de la révolution. Ces omissions sont volontaires. Quand on le taxe d'angélisme à ce sujet, il répond que c'est à dessein. «Il faut que la Tunisie réussisse là où tous les autres pays arabes ont échoué. Et il faut que tout le monde y participe, à son échelle, sans céder au fatalisme. Ce fatalisme qu'il met en avant comme une marque de fabrique de nos pays. Que ce soit le fatalisme religieux (« tout est écrit; la vraie vie est dans l'Au-delà») ou le fatalisme laïc («ça ne sert à rien d'écrire; nous n'y arriverons pas dans cette vie ou pas assez vite»)». Vu d'Algérie qui a connu une guerre civile et où les deux fatalismes se conjuguent depuis des années pour engendrer l'immobilisme, Kamel Daoud estime que cette impatience tient du caprice. Lui, c'est sa plume qu'il utilise pour se battre. A ceux qui lui parlent de «l'islamisme horizontal» qui fait aussi son chemin en Tunisie et des jeunes générations qui sont indifférentes à la politique, il répond que l'on a le choix entre rester ou partir. «Soit vous y croyez, soit vous partez tout de suite». Il rêve d'un Maghreb ouvert qui commencerait par la libre circulation de la culture, hommes et productions, pour construire un avenir riche et partagé. Kamel Daoud sait pertinemment que la situation de la Tunisie n'est pas celle de l'Algérie avec le partage des rôles entre un Etat riche qui étouffe les revendications grâce à la rente pétrolière et les islamistes qui occupent le champ social. Et on peut penser, même s'il ne le dit pas, qu'il est conscient que l'équilibre de la «coalition islamo-laïque» en Tunisie a eu pour résultat de plonger le pays dans l'apathie. Il répète, en effet : «Les islamistes occupent le terrain qu'on leur cède». Ils s'attaquent à la culture sous toutes ses formes. Ils ne s'intéressent qu'à notre salut et pas à la vie ici-bas. Ils ont l'éternité devant eux. Ce sont des «pédagogues de l'Attente». Les Iislamistes ne s'installent pas dans la concurrence électorale, mais dans l'instauration patiente d'un califat pour l'éternité. La question est donc posée : «Voulons-nous vivre dans notre pays ?» — La réponse de l'auditoire est acquise. On attend celle de la classe politique.