Par Soufiane BEN FARHAT Selon Elias Canetti, l'écrivain «s'écrit en mille morceaux». Tragique lot de certaines vies. Leur destin. Destin. Cinq lettres, deux syllabes, trois consonnes et deux voyelles. Destin. Quel mot ! Signifiant à lui seul la mise en abîme. L'incommensurable, l'irrévocable, l'irréfragable mise en abysse. Dans Thalathoun, le film de Fadhel Jaziri, la première scène est saisissante. Clair-obscur, atmosphère nuageuse, ambiance démoniaque. Attroupement de multitudes ouvrières, mange-misère et souffre-douleur. L'arrache-cœur du quotidien mendiant a durci les faciès. Les traits sont aiguisés, acérés par le scalpel du temps. Un temps cruel, impitoyable, cela devait se passer autour de 1925. Un homme, Mohamed Ali El Hammi, harangue la foule du haut de sa tribune de fortune. Ses paroles semblent semer une brise apaisante à fleur de guenilles. Des hommes en costume sombre et haut de forme gris approchent l'orateur. Leur irruption soudaine suggère quelque escadron de la mort, surgi de nulle part. Les limiers de la police coloniale exigent de disperser l'attroupement. L'homme en fait part à son auditoire : «Yhibbouna nfarggou el hadhba», dit-il. Le paratonnerre appelle la foudre. C'est la mêlée. La rixe dégénère. On en vient aux mains, les coups de matraque fusent. Finalement, la foule est dispersée. Tous sont partis. Sauf un. Irréductible, à la manière de Victor Hugo : «Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là». Il refuse d'obtempérer aux sommations. Neuf décennies plus tard, Mohamed Ali, le harangueur, refuse toujours de disperser l'attroupement. Bien que tué en 1928, il est aujourd'hui encore, en 2010, tout un attroupement. Il perpétue l'infraction, celle d'exister. Reste en place malgré les sommations, celles des liquidateurs, bradeurs de la mémoire collective en prime. Et il le fait savoir. Nous vivons. Tous tant que nous sommes. A la bonne franquette. Nous végétons, positivons ou sublimons. C'est selon. Dans les interstices de l'anesthésiante habitude, des dispositions de fixation et des mailles des filets dérivants. Bref, nous nous oublions. Et un beau jour, Mohamed Ali vient discrètement taper de sa main sur notre épaule : «Hé les gars, je suis toujours là». On connaît la tristement célèbre formule de Vlaminck : «Il est des morts qu'il faut qu'on tue». Mohamed Ali, lui, appartient à l'illustre catégorie des morts qui refusent de mourir. Son inextinguibe rage de vivre est intacte. Son ombre nous interpelle. Il n'en finit pas de nous fixer du fond de ses yeux. De ce regard persistant qui transcende le temps. Avec passion, certes, mais sans regrets. Cette année, il a tenté de bousculer la quiétude estivale. La section tunisienne de la fondation allemande Friedrich Ebert nous a gratifiés d'un si précieux livret intitulé Mohammed Ali à Berlin. Il s'agit d'une étude de l'éminent islamologue allemand Gerhard Höpp (1942-2003), éditée et complétée par deux jeunes chercheurs, Joshua Rogers et Kathrin Wittler. A le feuilleter, on s'étonne de la quasi-confidentialité dans laquelle est tenu Mohamed Ali El Hammi. Le leader syndical s'y avère même historien et journaliste. Ce qui justifie qu'il figure aux avant-postes de cette rubrique dédiée à la littérature tunisienne. Et même si ce livre de soixante pages souffre quelques imperfections de forme et de contenu, il s'avère fort utile eu égard aux multiples voies de recherche qu'il consent et balise. Il regorge en effet de données et de documents inédits.