Par son ton franchement alarmiste, le dernier rapport d'International Crisis Group (ICG) a peut-être été l'un des motifs qui ont poussé le chef du gouvernement, Youssef Chahed, à organiser sa rafle dans le milieu de la contrebande en Tunisie. Le rapport alerte sur l'état d'un pays miné, dans son corps politique et administratif, par le clientélisme, la corruption et la bipolarisation entre entrepreneurs et rois de la contrebande L'International Crisis Group (ICG) est une ONG basée en Belgique. Elle a élaboré depuis la révolution tunisienne plusieurs analyses et enquêtes de terrain sur le salafisme, la contrebande, les élections, le consensus politique, les réformes sécuritaires. L'année passée, ICG publiait un rapport intitulé : «Tunisie : justice transitionnelle et lutte contre la corruption». L'ONG semble avoir trouvé dans la corruption un créneau de recherche éclairant sur les enjeux politiques et économiques de la Tunisie post-révolution, puisqu'elle a sorti le 10 mai un autre rapport sur le même thème : « La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie ». 300 « hommes de l'ombre » Selon le rapport, la Tunisie entre désormais dans une zone de turbulence, dangereuse et de plus en plus opaque. La recherche de consensus permanent entre les deux grands partis, Nida Tounes et les islamistes d'Ennahda. La quête de compromis s'est transformée en tractations politiques informelles, dans lesquelles « 300 hommes de l'ombre » qui se recrutent dans le milieu des affaires « tirent les ficelles en coulisse pour défendre leurs intérêts », notent les auteurs du rapport. Ces hommes empêchent toute réforme. En fait, tant les opérateurs économiques du Sahel, établis depuis des décennies, que les nouveaux entrepreneurs des régions intérieures, les barons de l'informel, qui ont prospéré après la révolution en partie grâce au trafic de change parallèle et à la contrebande avec la Libye et l'Algérie, financent les partis politiques et se livrent une guerre sans merci. Notamment en cherchant à accaparer les postes-clés de l'administration par lesquels passent les crédits bancaires et le contrôle de l'économie formelle et contribuant ainsi à « briser la chaîne de commandement au sein des départements ministériels », analysent les auteurs de « La transition bloquée...». Lorsque la corruption se démocratise Le rapport met l'accent sur cette classe d'entrepreneurs de l'informel, très actifs notamment du côté de l'ouest du pays et de son sud-est. Ceux-là, notent les auteurs du document, soutiennent et sponsorisent en partie les cycliques protestations violentes contre le pouvoir central et aspirent à se faire une place parmi l'élite établie, voire à la remplacer. Certains, note encore ICG, ont perdu la protection du clan Trabelsi avec qui ils entretenaient des relations d'affaires. Ces barons de la contrebande : «Sont en mesure de durcir ou de calmer les contestations des jeunes chômeurs, qu'ils utilisent comme levier de négociation avec les autorités afin que celles-ci les ‘‘laissent tranquilles'' — diminution des contrôles sécuritaires concernant certaines opérations de commerce parallèle transfrontalier — et les aident à légaliser une partie de leurs activités illicites». Depuis la chute du régime autoritaire du président Ben Ali, qui limitait les affaires juteuses à un cercle restreint, celui de la famille présidentielle, la corruption s'étend, se décentralise et se démocratise, alimentée par l'apparition de nombreux marchés lucratifs. D'après l'ICG, en Tunisie, tous les secteurs vitaux sont gangrénés par la corruption et notamment le ministère de l'Intérieur, les douanes et la justice. Urgent : l'ouverture d'un large dialogue économique Le rapport émet plusieurs recommandations à l'adresse du gouvernement dont la nécessité de « doter l'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) de ressources suffisantes sur le plan humain et financier pour mettre en œuvre sa stratégie ». D'autre part, le Parlement devrait, selon l'International Crisis Group « réduire le pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs, qui entretient clientélisme et corruption et est en partie responsable de la fermeture de l'accès au crédit et au marché pour les entrepreneurs des régions déshéritées. Pour ce faire, il devrait simplifier autant que possible les formalités administratives dans le domaine économique et éliminer les dispositifs juridiques trop répressifs et privatifs de liberté ». L'ICG appelle le gouvernement et le parlement à contraindre les partis politiques à soumettre leur rapport financier annuel à la Cour des comptes. Il incite les députés à présenter leur déclaration du patrimoine. Des mesures susceptibles d'affaiblir les réseaux clientélistes, selon les auteurs de l'étude.« Il est désormais indispensable d'entamer un large dialogue économique national suivi et approfondi, afin d'ouvrir la voie à des réformes à même de mettre fin à ce système », conclut le rapport.