Dès le lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, l'International Crisis Group, une ONG basée en Belgique, commence à s'intéresser à la Tunisie. Ses enquêtes de terrain couvrent plusieurs thématiques, dont les violences salafistes, la contrebande et les élections de 2014. Le dernier rapport d'ICG, publié le 3 mai, s'intitule : « Tunisie : justice transitionnelle et lutte contre la corruption ». Il invite à trouver un nouveau consensus politique autour d'un processus actuellement sous tension Dans une démarche chronologique revenant sur les étapes phares de la JT en Tunisie, l'auteur de ce document de quarante pages, le politologue et sociologue Michael Béchir Ayari, considère que la phase précédant la mise en place de la loi organique relative à la justice transitionnelle de décembre 2013 est comme marquée par le « chaos » et « l'improvisation ». Deux commissions d'enquête indépendantes, l'une sur « la corruption et les malversations pendant la période de Ben Ali», présidée par A.Amor, l'autre sur « les dépassements et décès durant les manifestations du 17 décembre 2010 à la fin du mois de janvier 2011», dirigée par T. Bouderbala, sont créées très vite après le départ de Ben Ali. Une loi sur l'amnistie générale est promulguée en février 2011. « Elle permet à ses bénéficiaires de réintégrer leur emploi et d'obtenir des réparations financières. En 2012 et 2013, plusieurs dispositions législatives et réglementaires relatives aux bénéficiaires de cette amnistie ainsi qu'aux blessés et familles des victimes de la révolution fixeront les modalités d'indemnisation, de calcul des pensions de retraite, établiront les procédures de reconstruction de carrière et de recrutement direct dans la fonction publique », cite le rapport. Des étapes ont été brûlées L'analyste d'International Crisis Group considère que cette période se rapproche plus d'une phase de « justice révolutionnaire », où des mécanismes de transition se substituent à une justice transitionnelle en bonne et due forme. Ce qui crée une méprise dans l'esprit des Tunisiens et brûle les étapes de la JT : on répare les victimes avant d'établir la vérité et de dresser la liste des conflits et des atteintes aux droits de l'Homme. Par la suite, le gouvernement de la Troïka issu des élections du 23 octobre 2011 crée un ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, alors que les mécanismes créés depuis janvier 2011 n'avaient pas encore abouti, à savoir la Commission de Abdelfettah Amor et la Commission de Taoufik Bouderbala. Selon le rapport d'ICG, entre 2011 et 2013, le concept de justice transitionnelle est fortement instrumentalisé, notamment par les islamistes. De larges indemnités sont alors promises aux partisans du mouvement Ennahdha ayant souffert de la machine policière de Ben Ali. Le concept est également utilisé pour intimider les hommes de l'ancien régime : « Aux politiciens et hommes d'affaires proches de Ben Ali, qui craignent de devoir un jour rendre des comptes, les responsables islamistes expliquent qu'ils entendent tourner la page du passé, tout en menaçant d'un éventuel processus de justice transitionnelle mal connu », note l'analyse de Crisis Group. A la fin de l'année 2013, la loi 53, portant sur la justice transitionnelle, comprenant 70 articles est adoptée par l'Assemblée constituante. Elle institue une commission vérité tunisienne indépendante, autonome sur le plan financier et administratif : l'Instance vérité et dignité (IVD). Ses diverses prérogatives sont dressées par le rapport, qui relève à quel point la réalisation de la JT est devenue un « enjeu politique majeur », notamment à la suite des élections de l'automne 2014 et des nouvelles reconfigurations politiques, nées de ce dernier scrutin. Un moment marqué par l'effritement du soutien politique dont bénéficiait l'IVD. Chantage et racket En juillet, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, propose un projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière réduisant les prérogatives de l'IVD, et notamment ses missions d'arbitrage dans les affaires de malversations économiques. L'auteur du rapport estime que cette initiative législative rend justice aux hauts cadres de l'administration, bloqués ou mis au frigo pour les soupçons de malversations qui pèsent sur eux depuis plus de cinq ans. « Depuis le soulèvement, entre 7.000 et 9.000 fonctionnaires ont fait l'objet de poursuites judiciaires et 600 ont été écroués, en vertu, notamment, de l'article 96 du Code pénal. Ceci contribue à paralyser l'administration, des agents compétents en étant exclus, d'autres étant mis de côté ou démotivés face au risque de prendre des décisions controversées », fait-il remarquer. Par contre, selon l'ICG, les hommes d'affaire semblent, eux, inquiets par ce projet, à cause du manque de transparence de la commission de conciliation proposée par BCE, dirigée qu'elle est par l'exécutif et dominée par l'opacité. « A l'époque de Ben Ali, racketter un homme d'affaires était un privilège du clan au pouvoir, rarement octroyé en dehors de ce cercle restreint. Depuis la révolution, ce privilège s'est étendu. Un nouveau système de chantage a vu le jour, qui repose sur une ressource rare : les dossiers. Il consiste à extorquer des fonds aux entrepreneurs déjà actifs sous l'ancien régime, c'est-à-dire la plupart des chefs d'entreprise actuels qui, d'une manière ou d'une autre, ont dû se servir de passe-droits et user de pratiques illégales pour réussir dans les affaires », révèle le rapport. Si le rapport invite les autorités politiques et les responsables de l'IVD à travailler autour d'un nouveau consensus sur la justice transitionnelle, il appelle surtout à libérer les hommes d'affaires du racket. Il propose ainsi de confier le recensement du patrimoine des hommes d'affaires complices de détournement de fonds et d'évasion fiscale à des cabinets d'experts-comptables et non pas à des commissions d'arbitrage, qui semblent indisposer sérieusement ces mêmes hommes d'affaires. Le rapport d'International Crisis Group donne l'impression que les plus grandes victimes post-révolution du 14 janvier sont les hommes d'affaires. Et que la mission centrale aujourd'hui de la justice transitionnelle consiste à régler leurs différends avec l'Etat, même si cette opération se déroulait en dehors de la justice transitionnelle.