Par Mohamed KOUKA A chaque changement de gouvernement, une petite, mais infime, lueur d'espoir se lève; peut-être qu'enfin ce changement porte-t-il dans ses replis, à la tête du ministère de la Culture, la personne idoine qui va insuffler des idées neuves mais porteuses quant au projet culturel dont le pays a besoin ici et maintenant, pour contrer un tant soit peu les périls extrémistes, obscurantistes surtout, qui sont plus qu'une menace. Un réel péril qui a, déjà, emporté une partie de notre jeunesse. La Tunisie, pays de onze millions d'habitants, fournit le plus gros contingent de terroristes au monde. C'est un échec social, éducatif, échec politique et culturel. Echec bien tragique, pour ne pas dire lamentable, dont les premiers responsables sont, bien évidemment, les religieux qui ont tenté d'instaurer leur archaïsme moyenâgeux dans le pays, ont assuré le succès de la contre- révolution qui domine. Il aurait été préférable et plus rentable, culturellement et économiquement, que notre pays exportât plus d'ingénieurs, plus de médecins, plus d'éducateurs, mais aussi plus de phosphate et d'autres matériaux plus techniques, génie de notre nation... Cela aurait été plus profitable à l'humanité en tout cas. Une question se pose : comment se fait-il qu'une partie de notre jeunesse soit si séduite par la destruction, le néant et la mort? Pour revenir aux changements successifs de gouvernement, j'avais cru comprendre que tout changement impliquait une nouvelle vision des choses. Un discours différent, élémentaire, dialectique. Quand un nouveau ministre de la Culture était nommé, cela induisait, normalement, une nouvelle vision, une nouvelle stratégie, pour un projet culturel différent, mais porteur, dont le pays, toujours en attente, avait ardemment besoin, et qui tarde à s'accomplir. Mais le paradoxe qui confine à l'aporie c'est que les ministres passent et rien ne se passe. Depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, nous avons eu cinq ministres de la Culture, je suis quasiment incapable de distinguer la politique culturelle propre à chacun. Le même style, les mêmes procédés, les mêmes trucs régissent le département de la culture depuis l'ère Ben Ali. Sur ce point, j'affirme qu'il n'y a pas eu le moindre changement significatif depuis un fameux 7 novembre 1987. La malédiction des Atrides, quoi ! J'écrivais, alors, dans un article (La Presse) daté du 7 juin 2014 : «Le soulèvement du 14 janvier 2011 ne semble toujours pas profiter à l'action culturelle qui demeure un secteur sinistré». Dans un autre article publié par le même journal «La Presse» du 14 août 2015, j'écrivais : « Le ministère de la Culture actuel doit, prioritairement, faire une véritable révolution interne; revoir ses rouages, ses structures, le mode de fonctionnement de ses services qui se sont bureaucratisés jusqu'à la caricature. » Eh bien, je serais, actuellement, incapable de retirer une virgule à cette dernière citation ! Ce qui se passe actuellement, c'est que certains directeurs de service et autres présidents de commissions du ministère de la Culture se comportent en toute liberté, en véritables petits caïds. Ce qui ne les empêche pas de se contredire entre eux. Mais cela n'explique pas et n'excuse en rien leur comportement irrespectueux, irrévérencieux envers un homme de théâtre de plus de soixante-dix ans, qui a passé plus d'un demi-siècle, plus de cinquante ans de sa vie, dans la pratique théâtrale, le traitant comme un vulgaire petit amateur importun. Ces «dignitaires» du ministère de la Culture peu cultivés, mais frivoles et suffisants, doutent de la bonne gestion et de la transparence de la production en cours montée par le vieux en question !... Parce qu'ils doutent, ils donnent l'impression de vouloir saboter le projet qui est en cours de réalisation. Cependant, le projet est porté par un bon nombre de nos meilleurs comédiens qui sont déjà bien engagés dans le processus de réalisation et prêts à résister de pied ferme pour concrétiser l'idée... Ces bureaucrates endurcis jouent aux pères la rigueur, quant à la gestion des deniers publics, au détriment de l'audace créatrice. Ils ne savent pas distinguer le bon grain de l'ivraie, étouffés qu'ils sont par la suffisance, la mauvaise foi et par beaucoup d'opportunisme... Pendant ce temps, la production prend un retard inquiétant, sur l'échéance prévue, avec le Festival de Carthage... Quand on parle de subvention, il est bien évidemment question du soutien aux productions qui génèrent un projet porteur, étayé par une rigueur spirituelle et esthétique. Une poétique de l'être avec le monde ! N'omettons pas d'affirmer que cette forme majeure, comme poétique publique, qu'est le théâtre, est menacée par bon nombre de velléités destructrices et opportunistes. Cette scène pour le monde, pour ses mots et ses maux a plus que jamais besoin des finances publiques. Je m'associe à Pierre Bourdieu quand il écrit que s'agissant de l'aide de l'Etat à la création culturelle, il faut lutter à la fois pour l'accroissement de cette aide aux entreprises culturelles non commerciales et pour l'accroissement du contrôle sur l'usage de cette aide. Et Bourdieu de poursuivre : « Nous devons attendre (et même exiger) de l'Etat les instruments de la liberté à l'égard de l'Etat lui-même. Lorsque l'Etat se met à penser et à agir dans la logique de la rentabilité et du profit en matière d'hôpitaux, d'écoles, d'éducation, de musées ou de laboratoires, ce sont les conquêtes les plus hautes de l'humanité qui sont menacées; tout ce qui ressort de l'ordre de l'universel, c'est-à-dire de l'intérêt général, dont l'Etat, qu'on le veuille ou non, est le garant officiel ». Dois-je rappeler que depuis Périclès l'art dramatique est une affaire publique totalement à la charge de l'Etat, pareil pour le théâtre élisabéthain, le théâtre classique avec son protecteur, le cardinal de Richelieu... jusqu'au XXe et XXIe siècles où les Etats capitalistes à économie libérale avancée ne daignent pas soutenir le théâtre à coups de milliards comme c'est le cas en France pour la Comédie française, le T.N.P. et les centres d'arts dramatiques nationaux. En Allemagne, les théâtres publics font l'orgueil des länder qui les subventionnent, idem pour la Suède et les Etats nordiques qui entretiennent à bout de bras leurs théâtres publics. Le théâtre est un art essentiel à l'éducation et à la formation du citoyen à s'assumer en tant qu'être libre. Selon Platon, on ne peut éduquer qui que ce soit si l'on ne peut fixer à l'éducation un « telos », une fin. Le théâtre répond à cette exigence majeure.