Par Mohamed KOUKA Le grave malentendu ambiant et toujours sévissant est l'assimilation du monde de la culture au monde de la consommation. Comment en vient-on à identifier amusement et culture ? Par ailleurs, les principales fonctions de nos divers médias n'est pas malheureusement de se consacrer un tant soit peu à un rôle d'éducation et de culture (l'exemple de France 2 est assez édifiant qui n'a pas hésité à retransmettre quelques œuvres théâtrales du Festival d'Avignon dont une assez surprenante «Mouette» de Tchekhov), mais de fournir du divertissement du matin au soir. Nos médias s'évertuent à donner un écho tonitruant à cette forme de sous-culture dont la velléité est justement de remplacer la culture. Le divertissement à tout prix génère la massification et la disparition de l'espace public. C'est la culture qui est devenue marginale. Face à la puissance de production de masse des industries du plaisir, que valent les réalisations les plus hautes de l'esprit ? Rien. Aussi la société tout entière, observe Hannah Arendt, est-elle absorbée par la satisfaction de ses processus vitaux qui ne prennent un sens que dans la consommation et qui consacrent l'abaissement de l'intelligence, et la ‘promotion' de l'homme vital pour qui une chose ne prend de la valeur que si sa consommation procure un plaisir immédiat. La sous-culture aggrave l'illettrisme, au détriment du recul critique, face au monde de la consommation. L'appauvrissement du processus d'identification sociale au profit de la seule addition d'individus «prisonniers de la subjectivité de leur expérience singulière» conduit au conformisme de masse qui fait de l'individu privé l'ultime valeur d'un monde de signes sans significations. Cette massification enserre les individus dans le filet d'un mouvement dont l'objectif est la «non-pensée», à savoir la disparition des conditions nécessaires à une action libre. Cela conduit à opérer une distinction entre la culture et les loisirs, selon H. Arendt. La culture ressortirait de la permanence du monde, d'une façon de protéger le monde qui nous entoure, d'en assurer la survivance, alors que les loisirs s'apparenteraient au processus de consommation culturelle: « La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure (...) La culture se trouve menacée quand tous les objets et les choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s'ils n'étaient là que pour satisfaire quelque besoin». La culture constitue un facteur de résistance à la tendance au nivellement, qui caractérise la société actuelle livrée à la consommation. Dans ce sens, elle contribue à maintenir l'idée d'une capacité de pensée dans un monde où bien des politiciens, dirigeants ou autres, visent justement à supprimer cette capacité. Les fonctions de la culture permettent d'une part de construire le monde, à savoir lui donner une signification spécifiquement humaine, en faire un lieu propice à la vie. D'autre part, la culture crée un espace commun entre les citoyens, leur permettant d'entrer en communication les uns avec les autres. Elle forge ce sens commun kantien, sur lequel prend appui la capacité de discerner et donc de s'orienter intelligemment dans le monde. Elle permet l'exercice du jugement, c'est-à-dire «la faculté de voir les choses non seulement d'un point de vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent présents».Et Arendt d'ajouter «Juger est une importante activité — sinon la plus importante — en laquelle ce ‘partager-avec-le-monde-se-produit». L'art est analogue à la politique dans la mesure où il permet d'exercer la faculté humaine du jugement mais ne saurait se substituer à la politique. Pour toutes ces raisons faisons appel au soutien, posthume hélas, de Pierre Bourdieu, que je vous suggère de lire avec attention, et pourquoi pas non sans gravité : «Nous devons attendre (et même exiger) de l'Etat les instruments de la liberté à l'égard des pouvoirs économiques mais aussi politiques, c'est-à-dire à l'égard de l'Etat lui-même. Lorsque l'Etat se met à penser et à agir dans la logique de la rentabilité et du profit en matière d'hôpitaux, d'écoles, de radios, de télévisions, de musées ou de laboratoires, ce sont les conquêtes les plus hautes de l'humanité qui sont menacées: tout ce qui ressortit de l'ordre de l'universel, c'est-à-dire de l'intérêt général, dont l'Etat qu'on le veuille ou non est le garant officiel. C'est pourquoi il faut que les artistes, les écrivains et les savants, qui ont en dépôt certains des acquis les plus rares de l'histoire humaine, apprennent à se servir contre l'Etat de la liberté que leur assure l'Etat. Il faut qu'ils travaillent simultanément, sans scrupule ni mauvaise conscience, à accroître l'engagement de l'Etat et la vigilance à l'égard de l'emprise de l'Etat. Par exemple, s'agissant de l'aide de l'Etat à la création culturelle, il faut lutter à la fois pour l'accroissement de cette aide aux entreprises culturelles non commerciales et pour l'accroissement du contrôle sur l'usage de cette aide. Pour l'accroissement de l'aide contre la tendance de plus en plus répandue aujourd'hui à mesurer la valeur des produits culturels à l'étendue de leur public, donc à condamner purement et simplement, comme à la télévision, les œuvres sans publics. Pour l'accroissement du contrôle exercé sur l'usage de cette aide, parce que si le succès commercial ne garantit pas la valeur scientifique ou artistique, l'absence de succès commercial non plus, et qu'on ne doit pas exclure a priori que, par exemple parmi les livres difficiles à publier sans subvention, il puisse y avoir qui ne méritent pas d'être publiés... C'est à la condition de renforcer à la fois l'aide de l'Etat et les contrôles sur les usages de cette aide et, en particulier, sur les détournements de fonds publics que l'on pourra échapper pratiquement à l'alternative de l'étatisme et du libéralisme, dans laquelle les idéologues du libéralisme veulent nous enfermer».Cette longue citation tirée de la publication «Libre Echange» est un véritable programme de réflexion et d'action, pour tenter de déjouer toute forme de politique anticulturelle, qui semble se camoufler derrière une sophistique populiste et démagogique. La revendication, l'esprit critique sont au cœur même du projet théâtral. Cela date de notre lointain ancêtre, Aristophane. L'histoire du théâtre est l'histoire d'un va-et-vient du peuple au prince. De tous les arts, le théâtre est sans doute celui qui vit de la manière la plus intense, la plus aiguë la grave question que l'art ne cesse de poser : celle de la reconnaissance. Le fait que le théâtre ne puisse s'exercer que dans l'ici et maintenant de la représentation, qu'au présent, fait de lui le porte-parole tout trouvé de l'art vivant en particulier, et de l'entreprise culturelle en général... Alors écoutez ...Soyez attentifs !