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«Le potentiel du pays est beaucoup plus grand que ses problèmes» Entretien avec Fadhel Abdelkefi, ministre du Développement et de la Coopération internationale et ministre des Finances par intérim
D'un côté, on annonce, chiffres à l'appui, que la situation économique est en cours d'amélioration. D'un autre, on estime que l'année 2018 sera encore une année difficile. Pour voir plus clair et faire le point de la situation, La Presse a rencontré M. Fadhel Abdelkefi, ministre du Développement et de la Coopération internationale et ministre des Finances par intérim, qui a bien voulu éclairer cette problématique et expliquer d'autres aspects non moins importants, tels que la dette publique par rapport au seuil des 70%, la réforme du système de compensation et le développement régional à la lumière de la discrimination positive. Interview. Comment va notre économie? L'économie tunisienne est passée par six années de grande difficulté économique, durant lesquelles l'intervention de l'Etat était très substantielle. Je rappelle un chiffre très important : le budget de l'Etat est passé de 18,6 milliards de dinars en 2011 à 32,5 MD en 2017. Concomitamment, les principaux moteurs de la croissance se sont grippés. Par moments, ils étaient à l'arrêt ou ils tournaient au ralenti. Et c'est ce qui a créé les déficits, notamment budgétaire. Bien entendu, quand on parle de déficit, on évoque la nécessité de refinancer, d'où l'augmentation de la dette. L'équation est toute simple. Lorsque l'Etat a moins de recettes fiscales et moins de revenus des participations publiques à l'augmentation de son budget, automatiquement le déficit ne peut que se creuser pour financer cette augmentation. A l'arrivée, l'année 2017 commence avec de bonnes prémices. On retrouve une croissance de 2,1% en glissement annuel (mars 2016-mars 2017), quoique je préfère évoquer plutôt les 0,9% réalisés au premier trimestre 2017. Par rapport à l'objectif de 2,5% initialement fixé, on est dans le bon trend, voire en légère avance. Ajoutez à cela une bonne saison touristique qui s'annonce, puisque nous estimons que nous allons enregistrer une hausse de 40% cette année. Et puis, le retour de la production du phosphate et la reprise de l'investissement étranger confirment de fait que la Tunisie reste un site compétitif, l'un des plus compétitifs. En outre, en fin d'année, on estime également qu'on va avoir une bonne saison agricole. Ce sont là les prémices d'une reprise. Mais c'est une reprise qui reste tout de même fragile. De notre côté, nous continuons de suivre tous les débordements macroéconomiques, tels que l'inflation, le taux d'endettement, etc. A votre avis, cette crise va encore durer pour combien de temps ? Il faut revenir aux origines. Cette crise était à l'origine d'ordre social. Et je n'en veux pas du tout aux gouvernements qui nous ont précédés. Il y avait une grosse tension sociale qu'il fallait absorber à l'époque. Dans l'ensemble, les cinq dernières années étaient très difficiles. Et cette sixième année post révolution est peut-être la première année de reprise. Mais cela n'est pas le fruit d'un hasard. Cela est le résultat d'une concentration sur les aspects économiques, sur la perception du pays, au moment où la compétitivité tunisienne et le bassin d'emploi, le fait de savoir commercer, etc., constituent des atouts réels pour une croissance soutenable ou plus forte. C'est ainsi dire que tout peut s'améliorer, du moment qu'il y a une volonté politique de s'occuper des aspects économiques et, d'un autre côté, il y a aussi une volonté d'y croire. Le plus dur était la transition politique. Maintenant, il faut réussir la transition économique. Où en est-on dans l'exécution du budget 2017 ? Nous estimons que nous maintenons le cap pour la croissance, qui sera entre 2,3 et 2,5%. Ce n'est pas une forte croissance, mais elle est plus forte que les années précédentes. En ce qui concerne l'exécution du budget, nous avons d'ores et déjà des dérapages, malheureusement, notamment du côté des charges : les salaires et la compensation énergétique. Nous avons estimé la compensation énergétique à 650 millions de dinars au départ, mais nous pouvons terminer l'année autour de 1,2 milliard de dinars, malgré la récente augmentation des prix des hydrocarbures. Le comblement de ce décalage va se répercuter directement sur le déficit budgétaire. L'explication de ce creusement consiste en premier lieu en la dépréciation de la valeur du dinar par rapport au dollar. Ce rapport était initialement à 2,2 alors qu'il est maintenant à 2,45. En outre, et malgré tout ce qu'on dit, la moyenne du baril a augmenté. On a établi le budget sur la base de 50 dollars le baril, mais la moyenne des cours depuis janvier 2017 est plus de 52 dollars. Pour l'investissement public, il y a une très bonne nouvelle. L'année 2016 était une bonne année pour l'exécution du «TiTre II», environ 85%. C'est peut-être l'occasion de remercier les administrations et les ministères consommateurs du «TiTre II», l'Equipement, l'Agriculture, etc. Là, il y a lieu de souligner le dévouement. L'Etat a fait son devoir d'investir, en l'occurrence, substantiellement dans les régions, et ce, malgré les complications administratives, foncières et, autres... Cela dit, il y a des prémices de reprise. Et nous disposons de tout ce qu'il faut pour qu'il y ait une croissance forte et plus inclusive. Mais la situation aujourd'hui est compliquée et malgré tout, nous continuons de croire que le potentiel du pays est beaucoup plus grand que ses problèmes. Pour 2017, est-ce qu'on aura de quoi boucler l'exercice ? C'est une question fondamentale. Pour 2017, nous cherchons à mobiliser environ 8,5 milliards de dinars pour combler le décalage entre les revenus et les charges de l'Etat. Pour y parvenir, nous pouvons emprunter aux alentours de 3 milliards de dinars sur le marché local sous forme de bons de trésors (dette tunisienne libellée en DTN) et le reste nous l'avons trouvé auprès de bailleurs de fonds étrangers. La plupart de ces bailleurs attendaient le feu vert du FMI. Lequel feu vert a été donné le 12 juin. D'ailleurs, au lendemain de ce feu vert, la Banque mondiale a donné son accord pour 457 millions d'euros programmée pour cette année. Grâce aux fonds intérieurs et extérieurs, je pense que le budget 2017 est en grande partie financé. Reste maintenant la grande question pour 2018. Si on va bâtir un budget en inflation, 36 MD comme estimation, il serait difficile de les lever, sauf s'il y a une reprise vigoureuse. Il faut donc trouver d'autres solutions et être imaginatif. Justement, vous avez récemment déclaré que l'année 2018 sera encore plus difficile. Pourquoi ? La difficulté de l'année 2018 dépendra de la taille qu'on veut donner au budget de l'Etat. Si nous augmentons le budget d'année en année de manière sensible, avec la même combinaison d'ajout d'impôt et de dette pour le financer, il y aurait des limites. A mon avis, le moment est venu pour encourager au maximum les PPP (partenariat public-privé). Des pays en situation comparable à la nôtre ont réalisé des révolutions économiques grâce aux PPP. Je citerai la Turquie qui était en situation beaucoup plus difficile que celle de la Tunisie actuellement, mais qui a pu décoller grâce aux PPP. Au fait, qu'est-ce qui entrave le développement des PPP en Tunisie ? Il y a quelques détails à prendre en considération. Premièrement, la perception. Il ne peut y avoir de PPP si le pays n'est pas politiquement stable, ou s'il y a encore des défis sécuritaires. On a beaucoup gagné sur ces aspects-là. On a pu également gagner des points après la conférence internationale sur l'investissement Tunisia 2020 et grâce à une diplomatie économique plus vigoureuse. Il faut, à mon avis, repenser le «titre II» pour encourager l'Etat à des grands travaux à travers le PP. Il faut également montrer que le pays est compétitif et sortir ses atouts. La Tunisie demeure largement plus compétitive que d'autres pays concurrents. Il faut sortir d'un cercle vicieux pour aller vers un cercle vertueux. Prenons l'exemple de l'automobile, très peu de gens savent que la Tunisie est un leader mondial dans ce domaine. Dans d'autres secteurs on est même plus compétitifs que des pays asiatiques, du fait de la proximité de l'Europe, de nos accords de libre-échange et même du niveau actuel du dinar qui est favorable aux entreprises exportatrices. Je pense qu'il y a aussi un sujet d'humeur, un sujet de confiance en soi, un sujet de confiance en ce pays. La Tunisie a réalisé des acquis que des pays en situation comparable n'ont pas pu réaliser, ni politiquement ni économiquement. Nos médecins, techniciens et ingénieurs qu'on exporte à d'autres pays, les 4.500 entreprises étrangères présentes en Tunisie, etc., tout cela constitue des réalisations importantes. Toutefois, nous sommes entrés dans une sorte d'auto-flagellation, alors que la psychologie est très importante en économie. Il y a des gens qui ont été boostés, à force de dire et de redire que nous avons des compétences. Personnellement, j'ai été récemment en régions Rhône-Alpes et on m'a dit qu'il y a un grand besoin en ingénieurs tunisiens. Nous avons eu un important soutien politique au cours des dernières années et là on commence à avoir le soutien économique et c'est très important. Pour l'exercice 2018, est-ce que vous envisagez des mesures d'austérité ? Je voudrais que notre pays puisse vivre avec les moyens qu'il a. Ni vivre au-dessous de ses moyens, ni, encore moins, au-dessus de ses moyens. Si le pays vit au-dessus de ses moyens, il va nuire aux générations futures. Il y a aujourd'hui une question de soutenabilité de la dette et de l'impôt. Il y a aussi la soutenabilité du poids de l'Etat dans l'économie. Et je pense qu'on n'est pas loin d'atteindre des limites. Il faut que l'Etat récupère ses impôts, il y a une marge d'amélioration à plusieurs niveaux. Cependant, il faut élargir l'assiette. Au niveau des charges, je dirais sans émotions, sans dogmes, sans état d'âme et sans parti-pris, il faut commencer à réfléchir aux caisses de sécurité sociale où l'Etat a versé cette année 500 millions de dinars. Donc, tout le monde s'accorde aujourd'hui à dire que ces caisses sont en difficulté, alors que manifestement, la solution est la même un peu partout dans le monde : augmentation de l'âge de la retraite, diminution des prestations, augmentation des contributions, ou une mixture de tout cela. Et j'en reviens à la question de la compensation. On s'accordera à dire que la compensation ne profite pas forcément, à l'heure actuelle, aux gens qui la méritent. Tous les Tunisiens sont conscients qu'il n'y a pas d'équité dans le système de la compensation. Il y a beaucoup de pays qui ont transformé ce système en un mécanisme de transferts sociaux, même avec plus de moyens. Je pense que la Tunisie a dépassé tous les tabous d'ordre politique et culturel pour pouvoir instaurer un vrai débat d'idées sur ce sujet. En cas de suppression de la compensation, certaines catégories vulnérables ne supporteraient pas ! Laissez-moi vous garantir qu'il n'a jamais été question de supprimer totalement les subventions. Mais il est question de réformer le système de compensation. Nous avons des régions et des catégories sociales vulnérables et le plus important c'est d'orienter ces subventions pour ceux qui les méritent réellement. Le Fonds Monétaire International (FMI) a indiqué que le taux d'endettement doit être maintenu au-dessous de 70%. Comment expliquez-vous cette mesure et est-elle réalisable dans le contexte actuel ? Il faut préciser que les organisations internationales ont des cadrages économiques pour mesurer la soutenabilité de la dette par rapport à des pays à revenu intermédiaire. Ils disent que le seuil de 70% est un seuil à partir duquel on peut parler de soutenabilité de la dette, sachant que les 63% d'endettement actuels ne prennent pas en considération les garanties données aux entreprises publiques. Si nous comptabilisons ces garanties de l'Etat, nous serions au-dessus de 70%. Il y a plusieurs critiques quant à nos relations avec le FMI. Mais je vous dis que le gouvernement est conscient de toutes les problématiques et veille à adopter les bonnes mesures pour les résoudre. Si l'analyse des experts du FMI vient appuyer notre propre analyse, elle est la bienvenue d'autant plus qu'ils sont plus outillés que nous et ils ont de l'expertise et du benchmarking. Malgré tout, je reste confiant. Ce n'est qu'une note d'optimisme mais aussi de réalisme. La Tunisie a tout ce qu'il faut pour être un pays compétitif avec une croissance plus forte que 2,5%. Je vous donne l'exemple de l'Espagne, il y a trois ou quatre ans, tout le monde parlait de crise et de faillite du système. Le pays a connu trois bonnes années touristiques et tous les éléments macroéconomiques se sont réglés. Le taux de chômage a atteint auparavant 30%, plus de 40% des jeunes espagnols étaient au chômage. Ce taux a été ramené à 18% et les finances publiques se sont rééquilibrées. Il faut y croire. Je le dis toujours : avec une saison agricole moyenne, une année touristique moyenne, une production moyenne pour le phosphate et une assez bonne année pour l'investissement, la Tunisie peut repartir et puis nous sommes tombés tellement bas, que le rebond ne peut être que plus facile. Bien sûr, il ne faut pas oublier l'environnement géopolitique et l'aspect sécuritaire. C'est pour cela que nous disons que la reprise est fragile. Je considère que la Tunisie a réalisé un énorme bonus politique, qui devrait être beaucoup plus marketé à l'étranger. C'est aussi un pays qui a un énorme potentiel économique grâce principalement à une jeunesse éduquée. Vous avez évoqué précédemment la question des entreprises publiques et leurs difficultés. Jusqu'à quand l'Etat restera le garant des entreprises publiques ? Il le restera jusqu'à revoir sereinement le cas des entreprises publiques. Quand il y a un business model qui ne tourne pas, on n'a pas à lui forcer la main. Le résultat est qu'il y a recours à un appui budgétaire d'équilibre. Si vous prenez le cas du ciment qui a été privatisé, il est actuellement moins polluant, il est plus productif, génère plus d'impôt et contribue à l'économie sociale et solidaire et à la responsabilité sociétale. Quand il était question de privatiser la production du ciment, la condition était de sauvegarder le personnel et aussi le prix. Ces conditions sont à prendre ou à laisser. La discrimination positive est une thématique qui a longtemps accompagné les débats sur le développement régional. Qu'est-ce qui a été réalisé sur ce plan et que reste-t-il à faire? La thématique de la discrimination positive a été posée dans l'article 12 de la Constitution Tunisienne. Elle a été posée d'une façon générale et à partir de ce moment-là, la porte est ouverte à toutes les interprétations. Je dis que la discrimination positive est une bonne idée, qui relève de l'aspect humain du développement économique. Il y a d'autres pays qui l'ont fait et elle a donné de bons résultats. Nous avons 16 gouvernorats, qui ont pu avoir un développement moindre que huit autres gouvernorats. Ce sont essentiellement les gouvernorats de l'intérieur. La responsabilité de l'Etat était très claire sur cette question dans le plan de développement quinquennal pour dire que 70% du Titre II est consacré à ces régions. Voici une position très claire et très nette sur l'application de la discrimination positive. En outre, depuis 2011, les montants accordés au développement régional ont été multipliés cinq ou six fois. Je ne dis pas que c'est suffisant, mais on ne peut pas dire que rien n'a été fait. Dans ce contexte, qu'en est-t-il du projet de la banque des régions ? Je précise qu'il s'agit d'une banque des régions et des PME. Ces PME manquent de financement et de fonds propres. Nous voulons réorganiser la banque des PME autour de deux thématiques, c'est une banque des régions mais aussi une banque des PME. L'idée est de rapprocher les organismes. Quelles sont les frontières entre la Sotugar, la Bfpme et le BTS, par exemple ? Ce sont des petites lignes de démarcation. En France, on a créé la «BPI» qui a tout rassemblé, en Allemagne la «KFW». Elles interviennent dans le financement, les fonds propres, le branding. Actuellement, nous sommes en train de réfléchir à donner plus de muscles à une entité qui existe au lieu d'en créer une autre. Bien sûr, elle s'appellera la banque des régions et des PME. A la fin, quel est votre message aux lecteurs de La Presse et au peuple tunisien? Y croire, être fier de ce que nous avons fait, être confiant et à l'arrivée croire que la Tunisie va réussir sa transition socioéconomique. Entretien conduit par