Tous les témoins sont au rouge alors que nous faisons la politique de l'autruche, et le pays risque de se trouver, à partir de 2018, dans une situation critique. Alors que l'armée turque assiège Constantinople (Byzance) et installe sa machine de guerre pour prendre la ville qui finit par tomber en 1453, les élus byzantins discutent doctement du sexe des anges. Cette image illustre bien la situation de notre pays qui se trouve au bord de la banqueroute alors que nos politiques ont l'esprit ailleurs et continuent d'ergoter les uns contre les autres et de pinailler sur des détails sans intérêt, avec des argumentaires superflus et loin d'être convaincants. Le spectacle auquel les téléspectateurs, médusés, ont assisté, jeudi dernier lors de l'examen d'un projet de loi portant ratification d'un accord de prêt de 500 millions de dollars entre la Tunisie et l'Union européenne, est plus que désolant. Affligeant. Ce prêt servira, pourtant, d'appui au budget de l'Etat, notamment pour payer les salaires des mois d'août et de septembre prochains. La séance a été chaotique et marquée par des dépassements frisant l'insolence, au point que le président de la séance a été obligé de suspendre les travaux le temps que le calme revienne. Et personne n'aurait souhaité, ce jour-là, être à la place du ministre des Finances par intérim, Fadhel Abdelkefi. Il a été la cible d'attaques sans ménagement de la part de certains députés de l'opposition qui l'ont accusé de vouloir « vendre » le pays et d'hypothéquer l'avenir des prochaines générations. Ce qui l'a fait sortir de ses gonds pour répondre sèchement à ces accusateurs en disant «qu'il n'y a pas plus facile que l'incivilité et l'insolence, si vous voulez aider votre pays, aidez-nous par votre silence, car la situation de l'économie tunisienne est catastrophique». Oui, le pays s'enfonce dans le fond et risque de le toucher, sans pouvoir remonter et nos élus ne font que se chamailler, se lancer des accusations, s'en prendre, parfois avec une violence verbale inouïe, au gouvernement, pour le rendre seul responsable de la situation, sans, en contrepartie, proposer une sortie de crise. L'endettement du pays a atteint un taux record de 75% de son PIB et on gère la situation au jour le jour. « Le recours au FMI n'est pas un choix mais plutôt une obligation, car nous n'avons plus d'autres solutions », a asséné Fadhel Abdelkefi. « En 2010, le budget de l'Etat était de l'ordre de 18 milliards de dinars, six ans après il a presque doublé, dépassant les 34 milliards de dinars», a-t-il expliqué. Parallèlement à cela, les principaux moteurs de production et de croissance, comme le phosphate et le tourisme, ont pris un coup d'arrêt. Les caisses sociales sont à plat, les promesses d'aides récoltées lors de la conférence internationale sur l'investissement, tenue en novembre dernier, tardent à se concrétiser et le dinar dégringole jusqu'à toucher le fond. En même temps, on a enregistré une hausse, sans précédent, de la masse salariale en raison du gonflement de l'effectif des fonctionnaires et une aggravation du déficit commercial qui ont beaucoup impacté les équilibres macroéconomiques du pays. « La Tunisie et son économie sont dans de très mauvais draps » Dans son « Country Report » de 93 pages, publié, en anglais le 10 juillet 2017, et dont l'essentiel a été repris par le patron de Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed, dans son dernier « Ce que je crois », le FMI tire la sonnette d'alarme. « La transition politique », lit-on dans l'introduction, « se poursuit en Tunisie, mais le mécontentement demeure élevé parmi les citoyens. Après avoir stagné en 2015 et 2016, la croissance va repartir et devrait atteindre 2,3 % en 2017, essentiellement grâce au tourisme et à l'exploitation du phosphate. Les investissements restent insuffisants, handicapés qu'ils sont par diverses déficiences structurelles, un taux de change surévalué et une perte de confiance suscitée par les attaques terroristes de 2015. [...] Les dérapages du budget de l'Etat continuent de creuser le déficit courant, qui a atteint 10 % du PIB au premier trimestre de 2017». En six ans, l'endettement extérieur a presque doublé, passant de 45 % à 75 % du PIB. Le FMI n'exclut pas que la barre des 100 % soit franchie au cours des prochaines années. Déjà chaque citoyen tunisien, enfant ou adulte, est redevable d'un montant de 6.000 dinars. C'est tout simplement catastrophique. « Pas de doute, écrit Ben Yahmed, bénéficiaire de l'aide du FMI, la Tunisie est déjà sous sa surveillance la plus étroite ». Et d'ajouter que « les auteurs du rapport affirment, au nom de leur institution, que la Tunisie et son économie sont dans de très mauvais draps et même que leur échec est programmé ; que les efforts du gouvernement sont insuffisants et inadéquats ». Tous responsables Tous les témoins sont au rouge alors que nous faisons la politique de l'autruche, et le pays risque de se trouver, à partir de 2018, dans une situation critique. Si le gouvernement d'union nationale issu du « Document de Carthage » a eu le courage de dire la vérité aux Tunisiens, en assumant ses responsabilités face à la crise profonde qui secoue le pays, il n'en est pas de même pour l'opposition qui est certes dans son rôle critique, mais elle semble se dérober à ses responsabilités face à la catastrophe. Il ne suffit pas, à chaque fois, de pointer du doigt le modèle de développement qui, selon elle, est la cause de tous les maux socioéconomiques du pays, mais surtout, en cette étape difficile, de proposer des solutions de sortie de crise avec les moindres dégâts. Il en est de même pour les autres partenaires du Document de Carthage, dont certains ne soutiennent les efforts du gouvernement qu'au bout des lèvres. L'ancien ministre du Commerce et actuel dirigeant de Nida Tounès, responsable du dossier économique, Mohsen Hassen, estime, dans un post publié dans sa page Facebook, que «la Tunisie est dans un état de grande fragilité économique et financière». Il reconnaît que «le gouvernement Chahed mène des réformes structurelles, jugées indispensables pour renforcer l'économie dans son ensemble et sortir définitivement de la crise qui risque de devenir durable». Mais, ajoute-t-il, sortir «de cet état de fragilité économique et financière passera, certainement, par une prise de conscience générale et une mobilisation nationale pour assurer la relance économique». Absolument. Mais, encore faudrait-il que les partis de la coalition gouvernementale fassent preuve de beaucoup plus d'imagination et moins d'agitation et que Nida Tounès, qui a scellé une alliance contre nature avec son ennemi d'hier Ennahdha, pense à passer les intérêts du pays avant ses propres intérêts. L'Ugtt, qui maintient, sous conditions, son soutien au gouvernement d'union nationale a inscrit dans son agenda des lignes rouges auxquelles il ne faut pas toucher. Des lignes rouges que Fadhel Abdelkefi qualifie de « terrorisme intellectuel ». Ce qui ne plaît pas aux dirigeants de la centrale syndicale dont le porte-parole, Sami Tahri, a répliqué en disant que « cette qualification est provocatrice ». Contrairement au ministre des finances par intérim, Tahri considère que la situation financière n'est pas aussi catastrophique qu'on le dit et que le gouvernement a toujours brandi son incapacité à honorer les salaires des fonctionnaires à chaque fois qu'il est question de négociations sociales. De son côté, Habib Karaouli, PDG de la CAP Bank, a rappelé récemment lors d'une rencontre à l'Iteq que «la Tunisie est beaucoup moins endettée que d'autres grandes nations, lesquelles le vivent très bien». Et de citer le cas de la France dont la dette publique a atteint en 2016, 96% de son PIB, de l'Italie avec 132,6% du PIB et le Japon, qui a la dette publique la plus lourde du monde avec 246,6% du PIB. Or la Tunisie est de loin moins nantie avec une économie fragile, alors que les pays cités disposent d'une « industrie lourde, innovante, qui sort des produits à haute valeur ajoutée, lesquels inondent la planète». Maintenir la tête hors de l'eau Le modèle de développement est certes dépassé et aurait dû être revu depuis des années, mais il n'est pas la seule cause de la débâcle annoncée. Le pays a commencé sa dégringolade au cours des dix dernières années du régime de Ben Ali. « Mais c'est à partir de 2011, avec ce que les Tunisiens appellent à tort «la révolution», que le pays et son économie ont commencé à se déglinguer», écrit Béchir Ben Yahmed qui pointe du doigt le système politique établi par l'ancienne Assemblée nationale constituante, un système hybride «imposé par les islamistes», ajoute-t-il, qui «contrecarre ou retarde toutes les décisions socioéconomiques. Il ne convient certainement pas à un pays économiquement en perdition». « Le gouvernement et son chef promettent d'agir. Ils le devraient, sans doute, mais en sont bien incapables. L'équipe au pouvoir est d'ailleurs loin d'être soudée et, en Tunisie, on ne parle que du remaniement attendu ou en cours. On en attend beaucoup, il n'aura pas d'effet », conclut le patron de Jeune Afrique qui appelle à soutenir «ce petit pays», le seul rescapé de ce qui est appelé «printemps arabe», «pour lui permettre de maintenir la tête hors de l'eau». Nous ajouterons que quand la maison brûle, il ne faut pas regarder ailleurs. Il faut plutôt se précipiter pour sauver ce qui pourrait être sauvé sans tarder. Car si le toit venait à s'effondrer, il n'épargnerait personne.