Par Raouf Seddik Sous les projecteurs du monde entier et malgré les mises en garde qui ont fusé de partout, la Catalogne a défié les autorités de Madrid en organisant son référendum... Le passage en force comporte pourtant des difficultés redoutables qu'il s'agit de prévoir ! Il y a quelques jours, l'ancien Premier ministre français, Manuel Valls, lui-même natif de Catalogne, prenait clairement position contre le référendum qui s'est déroulé dimanche dernier dans cette province espagnole, en considérant que le morcellement d'un seul Etat membre signerait la fin symbolique de l'Europe des nations, telle qu'elle s'est construite patiemment dès la période d'après-guerre. L'Europe actuelle, avec ses institutions communes, est en effet l'œuvre d'Etats distincts, dont le pouvoir s'exerce sur des populations très souvent diverses par l'origine ethnique, par la langue ainsi que par la croyance religieuse. Cette vérité historique toute simple aurait dû susciter de la part des autorités de Bruxelles une attitude sévère à l'égard des indépendantistes catalans ainsi qu'un soutien sans ambiguïté à l'égard du gouvernement espagnol de Mariano Rajoy. Pourtant, ce n'est pas du tout ce que l'on observe. Dans une conférence de presse organisée hier à Bruxelles, le porte-parole de la Commission européenne, M. Margaritis Schinas, a adopté un ton de neutralité en appelant gouvernement et indépendantistes catalans au «dialogue». Et, comme pour conjurer tout risque de soupçon au sujet d'une quelconque collusion avec les autorités de Madrid, il a ajouté : «La violence ne peut jamais être un instrument en politique». Cette remarque visait à l'évidence le gouvernement espagnol, qui n'a pas hésité à utiliser la manière forte pour empêcher le déroulement du référendum. Le monde entier a pu voir à la télévision et sur les réseaux sociaux la grande mobilisation policière ainsi que les interventions musclées contre les habitants venus participer au scrutin... Le monde entier a pu également être spectateur de scènes étranges, où la police s'emparait du matériel utilisé par les organisateurs du scrutin. Bref, le monde entier a pu s'émouvoir comme il s'émeut en beaucoup d'occasions : souvent à raison, mais pas toujours ! On assiste actuellement, et de façon étrange, à une recrudescence des revendications à l'indépendance. Nous avons bien sûr à l'esprit celles des Kurdes d'Irak — que leurs cousins de Syrie, d'Iran et de Turquie suivent avec une extrême attention — mais aussi celles de populations du nord du Cameroun, peu connues jusqu'à ces derniers jours mais qui défraient actuellement la chronique sur le continent africain et suscitent bien des craintes de la part des gouvernements dans les pays voisins: pays où les mosaïques ethniques et religieuses sont d'une si grande richesse... On se souvient aussi des revendications exprimées par les Ecossais dans la foulée du Brexit, lorsque le gouvernement de Nicola Sturgeon a fait remarquer que l'Ecosse payait le prix de l'europhobie des Anglais en étant poussée hors de l'Union contre son gré. On voit d'ailleurs que le séparatisme écossais se réveille actuellement de sa torpeur, à la faveur des événements de Catalogne... La liste est longue: le Tibet, le Québec, la Nouvelle Calédonie... La question est de savoir vers quoi va nous mener cette fragmentation généralisée des Etats actuels, aux quatre coins du globe. Et quelle est encore aujourd'hui l'autorité des constitutions qui sont défiées par les indépendantistes : ne risquent-elles pas d'être vidées de leur contenu, elles qui sont pourtant garantes de l'intégrité, de l'unité et de la stabilité de chaque pays en tant qu'entité politique. Le gouvernement espagnol ne s'y est pas trompé : son principal argument contre les organisateurs du référendum, c'est que ce dernier, dans sa forme, est anticonstitutionnel. Modifions la loi fondamentale de telle sorte qu'elle intègre la possibilité de consultations populaires en vue de l'indépendance de telle ou telle province, et nous cesserons de nous y opposer : telle est la position officielle des autorités de Madrid, qui se présentent finalement comme un rempart contre l'atteinte à la Constitution du pays. En d'autres termes, il y a une loi à respecter par tous : le fait de vouloir quitter le navire n'octroie pas de dispense de ce point de vue ! Fort de cette position de principe, le ministre espagnol de la Justice, Rafael Catala, a menacé hier en déclarant que l'Etat espagnol ferait «tout ce que permet la loi» si les séparatistes catalans déclaraient unilatéralement l'indépendance. Bien sûr, on comprend que les responsables de Bruxelles aient le souci de ne pas s'aliéner la sympathie des citoyens européens et, par conséquent, de ne pas prendre parti pour un gouvernement qui, aux yeux de beaucoup, n'a pas le beau rôle dans sa démonstration d'autorité au service de la préservation de l'ancien ordre national. Mais le fait d'appeler au dialogue est une façon implicite — insidieuse ? — de mettre sur un pied d'égalité deux protagonistes qui n'ont pas le même niveau de légitimité... L'initiative ne manque pas de surprendre de la part de Bruxelles : a-t-on pensé aux conséquences pour des pays, sans doute de plus en plus nombreux demain, dont la Constitution aura été bafouée et dont l'ordre institutionnel sera devenu le jouet de revendications diverses ? Qui assurera la stabilité : la Commission européenne ? Cela étant dit, gardons-nous d'adopter en cette matière une vision trop manichéenne. La position de Bruxelles n'est pas tout à fait dépourvue de bonnes raisons. Surtout si l'argument de la Constitution était utilisé pour neutraliser habilement toute revendication à l'indépendance, ou en tout cas à l'autonomie, de la part d'une partie de la population qui pense que, par sa différence, elle a droit à une existence singulière, à une affirmation qui lui permette de briller dans le concert des cultures universelles ? La crainte du désordre que peut provoquer dans le monde la multiplication des revendications d'indépendance peut-elle servir de raison pour les étouffer ? D'autant que la politique d'étouffement de pareilles revendications, si elle devait elle-même mener à des protestations plus insidieuses, à des organisations clandestines, puis à des actions violentes que d'aucuns appelleront ensuite «terroristes», ne saurait constituer une politique viable sur le long terme... Qu'est-ce qu'une constitution qui, au nom de sa propre autorité et au nom de la sécurité, se mettrait à créer les conditions de la sédition violente, voire du terrorisme ? Et qu'est-ce qu'une constitution qui ne donne pas à la diversité dont se compose le pays qu'elle régit le droit de vraiment exister ?