Il s'agirait de diversifier et d'intensifier l'agriculture biologique tunisienne, au prix d'un grand travail de fond et de moyens matériels et humains, à mettre en œuvre «Un peuple qui n'est pas capable de produire ses aliments, est un peuple esclave», affirmait José Marti. En 2012, la FAO (ONU), valorisait le modèle économique cubain axé sur une souveraineté alimentaire, comme un exemple à suivre pour l'humanité. Cela en dit long sur le modèle agricole cubain (biologique et urbain) à prôner, ailleurs, comme en Tunisie. Un débat sur la réussite de l'agriculture biologique cubaine comparée à l'agriculture biologique tunisienne s'est déroulé, mercredi dernier, dans un amphithéâtre de l'Ecole supérieure des industries alimentaires de Tunisie. Il a été organisé par la fondation Alba Malta North Africa Coordination. Après une projection vidéo de la révolution verte urbaine à Cuba, le Pr Guillaume Suing, professeur agrégé en sciences de la vie et de la terre, est entré dans le vif du sujet. Dans un premier thème, il a relaté les clés du succès international, du modèle agricole cubain dans les années 1970 et 2000. Depuis 30 ans, Cuba a mis en place une agriculture biologique que les écologistes rêvaient de voir se réaliser. Actuellement, l'île au large des Etats-Unis, compte 400.000 exploitations agricoles urbaines et produit un million et demi de tonnes de légumes sans pesticides et sans engrais chimiques. Une réalisation retentissante, avec la famine vécue dès 1990, suite à la chute du bloc soviétique et des conséquences sur l'île communiste. Cuba perdait alors son principal fournisseur de pétrole, de matériel agricole, d'engrais chimiques et autres pesticides. Pour Cuba, c'est le début d'une grave crise économique : le produit intérieur brut (PIB) chute de 35%, le commerce extérieur de 75%, le pouvoir d'achat de 50% et la population souffre de malnutrition. L'agriculture biologique y connaîtra paradoxalement, durant cette ère, un second souffle, porteur d'espoir. Depuis les années 2000, la création d'emplois, la protection de l'environnement et une meilleure sécurité alimentaire sont devenues l'apanage de la réussite planétaire, de l'expérience agricole cubaine. Cuba : le modèle à suivre Un chiffre marquant le succès de l'agriculture biologique cubaine est la réduction de l'utilisation de pesticides, passant de 35.000 tonnes en 1989 à 1.000 tonnes aujourd'hui. Le miel biologique est en bonne santé à Cuba, avec le record mondial de production porté à 7.200 tonnes, tandis qu'ailleurs, elle est en régression, à cause de l'agriculture intensive à base de pesticides. Grâce au bio low-cost, c'est-à-dire du naturel à bas prix et bon marché, les citadins cubains ont bénéficié d'une agriculture urbaine, au cœur de la ville. «Auparavant, l'objectif était de nourrir la population locale et d'exporter. La protection de l'environnement était considérée comme une politique vaine et inutile. Le modèle de la culture intensive fut calqué sur le modèle américain», a fait remarquer le Pr Suing. A partir de 1990, on changea de modèle agricole dans l'histoire de Cuba. La période 1950-1980 était marquée par la culture intensive, avec un effet collatéral sur le développement du système cubain. L'Etat cubain était propriétaire des terres. Le système agricole consistait à faire travailler de petits collectifs de la terre, sans usufruit, sans loyer, avec juste un impôt en nature. La planification agricole, la recherche agronomique, et la libéralisation des terres, au peuple, ont été les clés de voûte de la réussite économique du socialisme cubain. L'indépendance nationale à l'égard de l'impérialisme, et la souveraineté alimentaire ont été payées au prix fort. Si bien qu'en 2010, un agronome cubain avait reçu le prix Goldman, prix Nobel vert, pour son plan de développement des banques de semences locales dans l'agriculture cubaine. Pour autant, le Pr Suing est conscient que «l'agriculture biologique sonne dans l'esprit de certains, comme un retour au Moyen-Age, au détriment de l'agriculture intensive, plus scientifique et méthodique». Mais, il réfute le bien-fondé d'une telle idée, grâce à la diversification de l'agriculture biologique en zone urbaine, qui jouit d'une meilleure infrastructure que l'agriculture en zone rurale. La Tunisie, quant à elle, fait face à plusieurs phénomènes menaçants, a relevé Saïda Hammami Habibi, docteur en sciences agronomiques et architecture du paysage et maître-assistante à l'Institut supérieur agronomique de Sousse. «Les terres fertiles, estimées environ à 3,7 millions d'hectares, représentent uniquement 21% de la superficie du territoire national». La rareté des terres cultivables, sous l'effet de l'érosion, de la désertification, la salinisation de la moitié des périmètres irrigués et le manque d'eau figurent parmi les principaux problèmes auxquels est confrontée l'agriculture tunisienne qui consomme 80% des ressources en eau de la Tunisie. «Les ressources en eau potentielles de la Tunisie sont faibles, inégalement réparties dans l'espace et peu ou pas exploitables. Ces facteurs augmentent la vulnérabilité hydrique, économique, sociale et environnementale. Dans un contexte de réchauffement climatique, elle risque de s'accentuer dans l'avenir». De surcroît, l'agriculture nationale doit faire face au manque de main-d'œuvre à cause d'une faible population active agricole. La pauverté touche respectivement 28,9 et 20% des ouvriers et des exploitants agricoles. Les limites de l'agriculture traditionnelle Pourtant, l'histoire a montré que la Tunisie tirait principalement sa richesse de son agriculture. En effet, la Tunisie phénicienne était considérée, autrefois, comme le «grenier de Rome», pour son abondance et ses variétés agricoles dont profitait l'empire romain. Une vidéo intitulée, «Tunisie : terre du bio», diffusée sur la toile, retrace l'histoire de l'agriculture tunisienne, autour de la tradition des oliveraies et des oliviers, grâce à la particularité de son climat semi-aride. Un filon qui devrait être exploité dans l'agriculture biologique. Dans une déclaration à La Presse, Mme Habibi a évoqué les contours, les aspects et les objectifs assignés à l'agriculture biologique tunisienne, avant de relater les questions soulevées et les perspectives d'avenir pour un secteur en panne de solutions durables et nouvelles : «L'agriculture biologique est une agriculture qui conserve la nature, là où on n'utilise pas de produits chimiques, de pesticides. Elle travaille, avec l'aspect naturaliste et écologique, afin de préserver la biodiversité et l'environnement. De ce fait, l'agriculture écologique, plus générale avec un objectif environnemental, englobe l'agriculture biologique, où l'on cherche à ce que le produit consommable soit sain». Dans son exposé, elle démontre les limites de l'agriculture traditionnelle et pose les jalons de l'agriculture biologique, qu'elle voit comme un système alternatif à l'agriculture intensive. Expansion de l'agrobiologie tunisienne Les superficies des terres en agriculture biologique sont passées de 300 ha en 1997 à 20.000 en 2015. La production a enregistré 160.000 tonnes en 2014, ce qui a eu un impact positif avec une hausse perpétuelle des produits à l'export, comme l'huile d'olive, les dattes, les plantes aromatiques et médicinales. Malheureusement, les produits du terroir, issus de l'agriculture biologique, coûtent encore chers à la production et à la vente, et les agriculteurs tunisiens n'exploitent, alors, que très peu ce filon . Selon elle, la synergie est indispensable entre les besoins en terre, en eau et en main-d'œuvre, pour rendre efficace et exploitable l'agriculture biologique. Trois problèmes qu'il faudrait résoudre, en s'inspirant de l'exemple de la politique agricole de l'Etat cubain qui avait libéré les terres cultivables, sans loyer à payer pour les terres destinées à l'agriculture biologique. «Beaucoup de travail reste à faire. Il faut s'inspirer de l'exemple de Cuba qui a encouragé le bio en facilitant l'exploitation de terres pour ce type d'agriculture. Il faut aller vers les zones du nord et nord-ouest de la Tunisie et inciter les agriculteurs à pratiquer ce type de culture». En clôture des débats, la parole a été donnée à l'Association de protection des oasis de Jemna-Kebili, l'Association Jassar de Siliana, l'Association tunisienne de permaculture, et l'Observatoire pour la souveraineté alimentaire et l'environnement.