Par Abdelhamid Gmati Une centaine de personnalités tunisiennes ont exprimé leur volonté « de garantir l'indépendance de la magistrature et de faire respecter la Constitution ». Dans une lettre ouverte remise récemment au Tribunal administratif de Tunis, des militants associatifs et des politiques, des universitaires, des juristes, des médecins, des ingénieurs, des cadres supérieurs, des artistes, des écrivains, des enseignants...ont dénoncé « les dysfonctionnements et les dérives» de la justice, son «instrumentalisation et sa mise sous tutelle par l'exécutif ». Ils détaillent leurs griefs en faisant référence à plusieurs constats : «Quand des crimes politiques sont commis, il n'est pas acceptable que 56 mois après, les coupables n'aient pas été sanctionnés», poursuivent-ils faisant allusion à Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés en 2013. Ils évoquent aussi « l'affaire du baiser »(Le Franco-algérien et son amie tunisienne ont écopé respectivement quatre et deux mois de prison ferme) : «Quand les atteintes aux droits de la défense se multiplient d'une manière aussi criante comme dans certaines affaires récentes, quand les citoyens expriment désormais des craintes de passer devant un tribunal de peur d'être victimes de ces dysfonctionnements et de ces dérives, il n'est pas étonnant que le citoyen tunisien n'ait plus confiance en la justice et se sente abandonné par les juges ». Ce n'est pas la première fois que la justice tunisienne est apostrophée. Au mois de mars dernier, des membres de la société civile et l'ONG Human Rights Watch dénonçaient le jugement contre le syndicaliste Walid Zarrouk pour « diffamation » estimant que c'est une aberration : « Six ans après que les Tunisiens ont mis fin au pouvoir autoritaire de Ben Ali, procureurs et tribunaux continuent d'emprisonner des citoyens parce qu'ils exercent leur droit à la liberté d'expression ». Plusieurs accusations sont portées contre les magistrats. La plupart ne sont étayées par aucune preuve. A souligner qu'en ce qui concerne la corruption les juges subissent cette psychose qui fait que tout le monde est accusé de corruption. Mais il en est d'autres, très sérieux, qui font polémique. Et si les personnalités citées plus haut parlent de l'indépendance de la justice, d'autres dénoncent le danger d'aboutir à « un gouvernement des juges ». Une partie importante des magistrats estime que la justice doit être totalement indépendante de l'exécutif. A ce propos, Fayçal Bouslimi, président du Syndicat des magistrats affirme que « ceux qui militent pour une indépendance totale du parquet par rapport à l'exécutif mènent de mauvaises et fausses batailles et sont en train de plaider pour une guerre entre les différents pouvoirs, ce qui touche de plein fouet la souveraineté de l'Etat et menace même son existence ». Pour lui, « le corps magistral tunisien n'est soumis à aucun contrôle. Dans la plupart des pays au monde, les magistrats assument les responsabilités d'assurer au mieux leur mission dans le respect des lois en vigueur, qu'elles soient nationales ou internationales. Ils ne sont pas aussi protégés que ceux exerçant ce noble métier dans notre pays et ne disposent pas d'autant de pouvoirs. Tout au contraire, ils sont surveillés de très près et on ne leur donne pas la chance de se racheter à travers une cour d'appel ». Ce qui veut dire que les juges ne sont pas contrôlés et sont libres de leurs jugements. Bouslimi donne « l'exemple de l'interdiction de voyage: le juge a le pouvoir discrétionnaire d'interdire à une personne de voyager sans même lui donner des explications ou justifier sa décision qui peut être arbitraire ». Il faut souligner que la tâche est lourde. Sofiène Sliti, porte-parole du Tribunal de première instance de Tunis, révèle que 8 juges d'instruction sont chargés de 2039 affaires de terrorisme et Bouslimi affirme que « dans notre pays, un juge doit trancher en peu de temps dans 180 dossiers ». Et il évoque « des défaillances au niveau des lois destinées à instaurer les bonnes pratiques dans plusieurs secteurs dont celui de la justice. De bonnes pratiques qui doivent être adossées à des lois, aux principes théoriques du domaine de la justice et aux conventions et textes internationaux. Si abus il y a, c'est bien parce que le cadre législatif pèche par des insuffisances inadmissibles dans la Constitution. Une Constitution qui n'a pas établi clairement les frontières entre les différents pouvoirs, législatif, judiciaire et exécutif ». La centaine de personnalités citées plus haut s'adressent aux magistrats en ces termes : « pour rendre la justice « au nom du peuple tunisien », il faut avoir sa confiance ; que cette confiance est sérieusement entamée aujourd'hui et qu'il ne tient qu'à vous de gagner cette confiance ».