Aymen Hacen, né en 1981, est poète, écrivain, traducteur, chroniqueur littéraire et enseignant universitaire. Auteur d'une vingtaine de livres, il vient de publier, aux éditions Nous, un essai intitulé Suis-je la Révolution (littérature, philosophie, idéologie). Son dernier livre de poésie, Tunisité suivi de Chroniques du sang calciné et autres polèmes (éditions Fédérop, 2015), a reçu en mars dernier le prestigieux Prix Kowalski de la ville de Lyon. Dans votre dernier livre Suis-je la révolution ? (littérature, philosophie, idéologie), vous revenez à la philosophie des Lumières et vous publiez un essai plus «cioranique que coranique». A la fin, cela nous donne un essai bourré d'idées mais aussi de colère. Oui, je suis un homme en colère, précisément un esprit en colère. La médiocrité nous encercle et un obscurantisme protéiforme s'est installé dans notre pays. Cela va de la déchéance politique et morale à travers la corruption en passant par le recul du niveau scolaire, pour arriver à la misère et à la baisse du pouvoir d'achat. Il me semble aujourd'hui plus que nécessaire d'y remédier, et la philosophie des Lumières — celle de Montesquieu, de Diderot, de Voltaire, de Rousseau et de D'Alembert, pour ne citer que ceux-là — me paraît des plus nécessaires afin de séparer le bon grain de l'ivraie. Ce livre, qui vient couronner un parcours, entamé il y a cinq ans, en 2012, avec un pamphlet, Le Retour des assassins. Propos sur la Tunisie janvier 2011-juillet 2012 (Sud éditions), et suivi par trois autres livres, publiés en 2014, Casuistique de l'égoïsme. Journal du ramadan 1434-2013, Hymne national, précédé de L'assassinat de Chokri Belaïd chronique d'une mort annoncée (éditions Nirvana), ainsi que L'art tunisien de la guerre (KA' éditions). Ces titres, en effet, s'inscrivent dans le même courant de pensée qui consiste à vouloir analyser, comprendre, interpréter et peut-être trouver des solutions au marasme dans lequel nous nous trouvons. En d'autres termes, il s'agit de lire l'actualité tunisienne, arabo-musulmane et mondiale à la lumière de la pensée des Lumières, et vice-versa, c'est-à-dire relire les Lumières à la lumière des événements survenus en Tunisie entre décembre 2010 et janvier 2011. D'autre part, l'une de mes références a été l'écrivain et penseur français Maurice Blanchot qui, dans un texte sur le Marquis de Sade, au sortir de la Seconde guerre mondiale, en 1949, écrit : «C'est le moment où Je meurs signifie pour moi qui meurs une banalité dont il n'y a pas à tenir compte : dans le monde libre et dans ces moments où la liberté est apparition absolue, mourir est sans importance et la mort est sans profondeur. Cela, la Terreur et la Révolution — et non la guerre — nous l'ont appris. L'écrivain se reconnaît dans la Révolution. Elle l'attire parce qu'elle est le temps où la littérature se fait histoire. Elle est sa vérité. Tout écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n'écrit pas». Pour ma part, je m'approprie ces mots, mais, en toute modestie, je préfère m'interroger. D'où le titre de mon dernier livre et les questionnements qu'il soulève. Vous êtes un poète qui en veut aux dirigeants politiques. Croyez-vous qu'ils crânent l'échec de la révolution ? Qu'on le veuille ou non, il y a eu «Révolution» en Tunisie. Ceux qui parlent de «complot» ou de «coup d'Etat» comme ceux qui minimisent ce qui s'est passé en parlant de «soulèvement», ont tort. L'Histoire, qui s'écrit avec du recul, avec une certaine distance, le prouvera. À ce titre, j'aime cette anecdote rapportée par le philosophe slovène Slavoj Žižek dans un merveilleux texte consacré à Robespierre : «Quand Chou Enlai, le Premier ministre chinois, se rendit à Genève, en 1953, pour les négociations de paix destinées à mettre un terme à la guerre de Corée, un journaliste français lui demanda ce qu'il pensait de la Révolution française. Chou répondit : "Il est encore trop tôt pour le dire"». Or, nous n'avons pas de tels hommes en Tunisie. Pas de Danton, ni de Marat, ni de Robespierre, encore moins de Napoléon et j'en passe. L'appât du gain, l'amour avide et aveugle du pouvoir, l'ego surdimensionné frôlant la mégalomanie des uns et des autres est plus que visible. C'est si visible que le personnel l'emporte sur le collectif ; que les ambitions personnelles, familiales, claniques et partisanes priment sur le destin de toute une nation, la Tunisie. Il faut changer de classe politique en mettant hors d'état de nuire tous ceux dont la corruption a été prouvée. Ce que nous vivons, entre hommes politiques et hommes d'affaires véreux, entre députés et représentants du peuple trafiquants et contrebandiers, est honteux pour notre pays, pour notre jeune démocratie et pour les espoirs portés par la Révolution tunisienne. C'est aussi un livre qui contient une réflexion politique. Pourquoi avez-vous choisi l'action politique au sein d'un parti ? Je ne mets presque jamais cet engagement sur le devant de la scène. Je vous avoue que c'est pour mon amitié et mon amour pour mon Pprofesseur feu Ahmed Brahim, que je me suis engagé en 2011. Je préfère lire, écrire, analyser, traduire, publier et me battre avec les idées, la plume à la main comme la fleur au fusil. Mon choix d'un parti, de ce parti en particulier, qui est un parti historique en Tunisie, un parti qui a pris part au mouvement de l'indépendance et à la construction de l'Etat moderne en Tunisie, un parti qui a lutté pour les libertés, contre le culte du parti unique et de l'installation de la dictature, est significatif. J'aurais pu comme d'autres être attiré par la vague et rejoindre un autre parti, mais mon allégeance envers cette famille politique et intellectuelle demeure intacte. Je peux, en toute modestie, parler d'«allégeance». C'est aussi bien de l'ordre de la morale que des idées. Les écrivains francophones ont-ils encore de l'avenir en Tunisie ? Cela va de soi, sinon je n'écrirais pas ! Certes, je suis publié et lu en France, mais j'écris avant tout pour mes compatriotes. Comme la série de livres que j'ai absolument tenu à publier en Tunisie afin que mes concitoyens en prennent connaissance. Vous savez, j'aurais pu m'installer définitivement en France et, comme d'autres, me contenter de propos touristiques sur la Tunisie, la patrie, la Révolution, etc., mais j'ai décidé, peu de temps avant la Révolution, de rentrer pour honorer mon engagement d'ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Tunis, où j'enseigne désormais, avec l'Etat tunisien. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Je développe tout cela dans un roman paru en janvier dernier aux éditions Moires, à Bordeaux, intitulé L'Impasse ou L'Art tunisien d'aimer. Mais pour vous répondre, je pense que la langue française a de l'avenir en Tunisie et dans les pays francophones plus qu'en France même. Je n'exagère pas. Beaucoup d'écrivains, de penseurs et même d'académiciens le pensent. Par ailleurs, il existe un vrai lectorat francophone et celui-ci, s'il a tendance à diminuer du fait du vieillissement de la population, reviendra vite à la charge. Autour de moi, des gamins à peine âgés de 5-6 ans baragouinent le français. C'est un choix sociétal, les parents voulant sauver leurs enfants en leur faisant éviter la médiocrité rampante. Dans l'un de vos entretiens, vous avez déclaré que vous militez pour la«tunisité». Que représente pour vous ce concept ? Si étrange que cela puisse-t-il paraître, il s'agit plus d'une métaphore que d'un concept. Je vous signale que le néologisme de «tunisité» a vu le jour dans un poème, précisément dans un «polème», autre néologisme de mon cru, inventé pour que la poésie, la polémique et la politique ne fassent plus qu'un, et ce dans un but : poursuivre le combat, la lutte, pour les Lumières envers et contre les ténèbres, par la parole vive, dans l'amour de la Tunisie. C'est aussi simple que cela. Mon ami, l'écrivain Aymen Dabboussi, m'a un jour dit que la Tunisie, dans mes écrits, prend forme, s'humanise, et qu'un jour, des travaux seront dédiés à la Tunisie d'après ou dans mon œuvre. J'en suis honoré. Darwich n'a-t-il pas fait de La Palestine comme métaphore (Actes Sud) ? La Tunisie mérite cela et plus encore. En tout cas, je ferai de mon mieux pour porter haut et loin les couleurs de notre mère patrie. Selon vous, quels sont les maux de l'université tunisienne aujourd'hui ? Vous me ramenez au triste principe de réalité. A vrai dire, l'université tunisienne souffre de tant de maux qu'on pourrait la dire moribonde. J'ai certes la chance d'enseigner à l'Ecole normale supérieure de Tunis, où j'ai moi-même fait mes humanités et où le niveau est nettement supérieur à la moyenne nationale, mais cela ne suffit pas, tant que des voix s'élèvent pour critiquer l'élitisme d'une telle institution. Je suis de gauche, néanmoins je considère qu'il ne faut pas sombrer dans le populisme et l'attribution systématique des diplômes, lesquels sont bradés, inconsistants. C'est de l'avenir de notre pays qu'il s'agit, il ne faut donc pas transiger. Une réforme totale de l'enseignement supérieur est à penser et à réaliser au plus vite. Celle-ci ne peut avoir lieu sans une réforme totale de l'enseignement en Tunisie. Il faut miser sur l'excellence. C'est obligatoire. Tout le monde ne peut pas être enseignant, médecin, architecte, ingénieur, etc. Nous avons besoin de menuisiers, de plombiers, de maçons, d'ouvriers, etc., mais ceux-là doivent être qualifiés, donc ils doivent suivre un cursus scientifique capable de leur apprendre les «règles de l'art». Mais, pour sauver les meubles, je pense qu'il faut opter pour les concours et compter sur une sélection rigoureuse, et ce dès le primaire. Les meilleurs suivront des cycles longs où ils excelleront, tandis que les autres pourront exceller autrement, en suivant des formations professionnelles. Je pense aussi qu'il faut impliquer l'armée nationale dans ce processus. La rigueur, le patriotisme et le savoir doivent aller de pair pour reconstruire notre pays et faire triompher la Révolution de la dignité.