Par Francis Ghilès * Aux yeux de nombreux Européens qui peuplent la rive nord de la Méditerranée, leurs voisins immédiats du sud sont souvent réduits à des stéréotypes. Les Libyens sont des « sauvages », peu ou prou, les Algériens « incommodes et violents », les Tunisiens « tout sourire, serviables, un bouquet de jasmin à l'oreille ». Il est vrai que la Tunisie est accueillante et de nombreux touristes rêvent de Sidi Bou Saïd ou Hammamet au coucher du soleil ! Quelle ne fut pas ainsi la surprise de nombreux Européens, pour ne pas dire de l'ambassadeur de France, quand le clan Ben Ali s'effondra comme un château de cartes le 14 Janvier 2011. Ils s'étaient forgé du pays qu'ils pensaient si bien connaître une vision qui réduisait la Tunisie à un Disneyland pour visiteurs assoiffés d'exotisme « soft ». La Tunisie partage beaucoup de points communs avec ses voisins du Maghreb et pourtant elle est différente. Cette différence est à rechercher dans son histoire ancienne et récente. L'espace géographique de la Tunisie d'aujourd'hui coïncide avec celui sur lequel régnait Carthage, fondé il y a 28 siècles – un ancrage dans le temps qui est exceptionnel. Les lignes de fracture géographiques et sociales restent importantes entre une côte développée, une capitale démesurée, et un intérieur où les populations se sentent laissées pour compte et désespèrent souvent de leurs gouvernants. Cela dit, l'immense majorité de la population pratique un sunnisme tolérant et ouvert, quelles qu'aient pu être les dérives depuis 2011, souvent encouragées depuis le Moyen-Orient. Cette tolérance n'est pas seulement le fait de villes comme Tunis, Sousse ou Sfax, ouvertes depuis toujours sur le commerce et les influences extérieures, mais du Kef et de Gafsa. Comme chez le voisin algérien ou marocain, l'intolérance n'est pas l'apanage des plus humbles. Combien de Tunisois de souche pensent encore que ceux de l'intérieur sont des «arroubis» ? Plus de cinq longues années après la révolte du Jasmin qui décapita le clan Ben Ali et ouvrit la porte à la démocratie en Tunisie, l'auteur de «Tunisia, an Arab Anomaly» s'interroge sur les racines de cette « anomalie » tunisienne dans un monde arabe et berbère en proie à des déchirements sans fin. Safwan el Masri retient trois facteurs clés – le rôle changeant de l'Islam, la généralisation de l'éducation et l'émancipation des femmes. La chance de la Tunisie fut d'avoir, dès avant l'indépendance en 1957, un dirigeant d'envergure intellectuelle incontestable qui mit en œuvre une politique de modernisation sur ces trois plans. Quelque fût son charisme, Habib Bourguiba aurait échoué face aux pesanteurs sociales conservatrices s'il n'avait pu travailler sur un terreau fécondé par des réformes lancées un siècle plus tôt par ceux qui sont aussi les pères de la société ouverte que la Tunisie reste, malgré certaines dérives, aujourd'hui. Le Bey Mohammed al-Sadiq III, les ministres Mustafa Khaznadar et Khereddine Pacha, le philosophe Tahar Haddad, les recteurs de la Zitouna Tahar et Fadhel Ben Achour méritent, à l'égal du philosophe et homme d'Etat Ibn Khaldoun et du Moujaheed al Akbar, une statue à Tunis. L'auteur offre une lecture de leur contribution à la modernisation de la Tunisie qui surprendra de nombreux lecteurs anglo-saxons. Ce livre rapporte une réfutation à ceux, nombreux en Europe et aux Etats-Unis, qui expliquent à longueur d'antenne qu'Islam et modernité sont incompatibles. Ils oublient que les femmes tunisiennes bénéficièrent, avec le Code du Statut Personnel en 1956 et l'introduction du planning familial quelques années plus tard, de droits dont beaucoup d'entre elles ne bénéficieront que des décennies après. La première Constitution du monde arabe ou musulman fut octroyée par le bey de Tunis en 1861. La séparation de l'Etat et de la religion n'y était pas totale mais le texte voulu par Sadok Bey n'en marque pas moins une révolution dans la conception même de l'Etat qui prévalait jusqu'alors. Mustafa Khaznadar a aidé Ahmed Ier à fonder l'Ecole Militaire du Bardo en 1837, mais il sera renvoyé de son poste de Grand Vizir à la suite des malversations liées à sa politique de grands travaux. Masri dresse un excellent portrait de Khereddine Pacha, nommé Grand Vizir en 1873. Celui-ci peut à juste titre être considéré comme le précurseur de Bourguiba, parce que son action politique est structurée autour d'une réflexion intellectuelle, qu'il livre dans un ouvrage «Le plus sûr moyen pour connaître l'état des nations» (1867) : « Les réformes politiques nécessitent un renouveau en matière de religion, y compris une interprétation rationnelle de l'écriture divine et de la connaissance par les érudits de l'islam des questions et des connaissances du monde, afin d'être en mesure de former une compréhension contextuelle des textes sacrés. » C'est en quelque sorte un appel à l'ijtihad. Sa fondation du Collège Sadiqi en 1871 pose les bases d'une instruction moderne : le collège recrute dans toutes les régions et toutes les classes sociales, les études y sont gratuites. La diversité religieuse est acquise puisque de nombreux Juifs y sont admis. Les liens puissants que garderont les anciens élèves expliquent la qualité de l'outil administratif dont hérite Habib Bourguiba en 1956 – les gouvernements de la jeune République seront dominés par des ministres sadiquiens pendant trente ans. Il est frappant de voir le contraste avec ce qui se passera ensuite : les lycées français formeront une élite tirée d'un groupe social de plus en plus étroit et dominé par l'argent. Un retour à l'esprit de Khereddine Pacha serait peut-être de mise si les dirigeants tunisiens souhaitaient réduire la fracture régionale qui est une des plaies de la Tunisie de 2017. Masri indique que le Grand Vizir ne parle jamais de suffrage universel, mais fait de la stabilité des institutions et de l'égalité de tous devant la loi la base de son système. Pour Tahar Haddad, il est impossible de séparer les droits de l'homme et de la femme de la religion. Défendre le consentement des époux avant le mariage, l'abolition de la polygamie et du divorce unilatéral il y a un siècle en terre d'Islam était proprement révolutionnaire. Haddad expliquait le retard des sociétés musulmanes face à l'Europe par une mésinterprétation des principes de l'Islam. L'ouverture d'esprit et la culture de Tahar Ben Achour et de son fils Fadhel, tous deux grands lettrés de l'Islam et recteurs de la Zitouna, favoriseront un débat sur la modernité qui marquera la société. L'appui que le second apportera à Bourguiba lorsqu'il promulguera le Code du Statut Personnel sera essentiel. L'auteur montre le contraste de cette évolution avec celle des autres pays musulmans, dont aucun ne connaîtra un mouvement réformiste si constant et si profond. Fadhel Ben Achour présidera aussi la réunion constitutive de l'Union Générale Tunisienne du Travail, deuxième plus vieux syndicat d'Afrique, dont le rôle politique et social sera essentiel dès avant l'indépendance. Mais c'est l'égalité des femmes et des hommes, l'instauration de classes mixtes dans les écoles primaires et secondaires tunisiennes, l'encouragement des femmes à entrer sur le marché du travail qui soutiendront toutes ces réformes, surtout après la victoire des Islamistes aux premières élections législatives libres en 2011. Elles seront au premier rang, avec beaucoup d'hommes, pour lutter contre les tentatives d'Ennahdha d'imposer un retour à la chariaâ. Elles constitueront aussi une force de dialogue lorsque la tension entre les enfants de Bourguiba et de nombreux islamistes deviendra très vive en 2012-13. Quand il propose d'accorder aux femmes l'égalité avec les hommes en matière d'héritage, le Président de la République, Béji Caid Essebsi parachève l'œuvre des hommes d'Etat et intellectuels qui sont venus avant lui. Au grand dam des monarchies de la péninsule arabique ! Ce livre contribuera à mieux faire connaître un pays qui, parce qu'il ne connaît plus d'actes terroristes, a disparu des radars occidentaux. Néanmoins, l'auteur aurait pu éviter quelques erreurs dans le domaine économique. La Banque Mondiale et le FMI n'imposèrent pas le doublement du prix du pain qui déclencha les émeutes de janvier 1984 ; la production minière (phosphates et dérivés) n'était pas en perte de vitesse face à la concurrence marocaine à la même époque – et puis l'Algérie n'est pas qu'une simple « expression géographique ». Un des clichés les plus éculés de l'époque n'a pas sa place dans un livre par ailleurs admirable. (*) Francis Ghilès,Senior Research Fellow au Centre des Affaires Internationales de Barcelone (CIDOB) nous a écrit cette présentation du livre: Tunisia, an Arab Anomaly que vient d'écrire Safwan Masri (Columbia University Press). Nous la publions sous forme de tribune