Un sondage réalisé par Sigma Conseil, en partenariat avec la Fondation Konrad-Adenauer, fait le bilan de sept ans de transition après l'avènement de la Révolution. Déceptions, frustrations et rêves des Tunisiens Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur ambulant de 27 ans, Mohamed Bouazizi, s'immole par le feu à Sidi Bouzid. Dans le centre-ouest oublié et enclavé de la Tunisie. Le geste de Bouazizi va embraser les jours d'après tout le pays et faire tomber le régime autoritaire de Ben Ali le 14 janvier 2011. Depuis, le pays a organisé des élections libres et mis en place une nouvelle Constitution, beaucoup plus libérale et progressiste que l'ancienne. Mais le contexte de transition démocratique s'avère très ardu, il incarne en Tunisie un état de crises successives, politiques, sociales, sécuritaires et économiques. Que retiennent les Tunisiens de ces sept ans de bouleversements politiques ? Quelle est leur perception de la Révolution ? Quel bilan en font-ils ? Ce sont là quelques questions auxquelles un sondage récent réalisé par Sigma Conseil, en partenariat avec la Fondation Konrad-Adenauer a pu répondre. Les données sur cette enquête d'opinion ont été dévoilées avant-hier soir à Tunis en présence d'un panel d'experts, tels que Bochra Belhaj Hmida, députée, Chawki Gaddes, juriste et président de l'Instance nationale de protection des données personnelles, Radhi Meddeb, P.D.G. de Comete Engineering, et Zyed Krichen, journaliste. Trois événements : la Révolution, les élections et l'assassinat de Chokri Belaïd «2.000 Tunisiens, âgés de 18 ans et plus, représentatifs de la population ont été couverts par notre enquête», a déclaré Hassan Zargouni, en présentant les résultats du sondage. Ceux-ci, a-t-il rappelé, évoluent dans un contexte socioéconomique marqué par une forte inflation (6,3%), une dette publique de 70%, un taux de chômage de 15,3%, l'augmentation du nombre de fonctionnaires ces dernières années de 600.000 individus. Et si l'indice de démocratie est supérieur en Tunisie à tous ceux des pays arabo-africains, il n'en est pas de même de l'évaluation Pisa, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves et de l'efficience des systèmes éducatifs. Ce programme classe ces dernières années la Tunisie en bas de son tableau. D'après l'enquête Sigma, trois événements clés retiennent l'attention des Tunisiens : la Révolution, les élections et l'assassinat de Chokri Belaïd. Les personnalités qu'ils disent marquantes au cours de ces sept dernières années sont Béji Caïd Essebsi, Moncef Marzouki, Chokri Belaïd, Youssef Chahed et Rached Ghannouchi. Comment les Tunisiens nomment-t-ils ce qui s'est déroulé entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 ? Trois réponses dominent : «Une révolution de jeunes», «Une révolution du peuple» et «Une révolution des jeunes confisquée par les adultes». Commentaire de Hassan Zarghouni : «Deux tiers des Tunisiens ont désigné le mot « révolution » pour parler des événements de l'hivers 2011. Je sais que ce n'est pas ce qui se dit sur les réseaux sociaux. En appliquant le même questionnaire sur ma page Facebook, j'ai recueilli 30 % de réponses parlant d'ingérence étrangère. Dans notre sondage, 10 % seulement évoquent ce principe. Méfiez-vous donc de Facebook !». Pour 44% des personnes sondées, «la Révolution est une perte personnelle» Selon l'enquête Sigma, la Révolution a échoué à 51 % des voix et à réussi à seulement 8 % des voix. Pour 56 % des personnes sondées, aucun des objectifs de la Révolution n'a été atteint. L'acquis le plus important de ce changement de fond est la liberté d'expression (69%). 80% des Tunisiens jugent que la situation générale du pays est pire qu'avant le 14 janvier et seulement 17% l'estiment meilleure. Pour 44% des personnes sondées, «la Révolution est une perte personnelle». A la question, la situation se dégradera-t-elle les années à venir, les réponses semblent mitigées. Par contre, plus du tiers des Tunisiens âgés entre 18 et 35 ans ont l'intention de quitter le pays dans les mois à venir, à cause essentiellement du chômage et de la cherté de la vie. Revenant sur la déception des Tunisiens par rapport à la Révolution, Bochra Belhaj Hamida a contesté qu'on fasse assumer à cet événement tous les maux : « On pense que les crimes ont augmenté ces sept dernières années. Dans la réalité, et j'en témoigne en tant qu'avocate, ils existaient. Mais on n'en parlait pas. Beaucoup de nos problèmes, dont la crise économique actuelle, proviennent des choix et du système Ben Ali ». Rupture de l'alliance entre le 17 décembre et le 14 janvier Chawki Gaddes a démontré dans son intervention qu' « un texte juridique ne fait pas le printemps » et que des lois restées sur le papier, démunies de décrets d'application, ne servent qu'a peu de choses. Il a relevé le lourd retard accusé pour mettre en place une Cour constitutionnelle, pierre angulaire de l'Etat de droit, et les problèmes qui accablent les instances constitutionnelles indépendantes existantes. D'un autre côté, l'administration a été taxée par le juriste comme le plus grand boulet du pays : « surchargée, paralysée, elle a perdu ses compétences et vit la dilution de l'autorité en son sein. Il faudra la réformer de fond en comble ! ». Cherchant lui aussi à trouver des explications concernant les frustrations des Tunisiens et leur nostalgie du temps passé, Radhi Meddeb est revenu sur un maître mot dans sa perception de l'économie, à savoir « l'inclusion ». L'inclusion entre autres des jeunes, « l'énergie de ce pays », en les accompagnant pour concrétiser leurs projets et leurs rêves. «Une croissance sans développement n'empêche pas la déflagration. Nous l'avons expérimenté avec le système Ben Ali», assure Radhi Meddeb. Zyed Krichen estime de son côté que la déception d'une importante frange de la population est le résultat de la rupture de l'alliance entre le 17 décembre, celui du pays profond et le 14 janvier, qui appartient à la Tunisie bourgeoise, celle des villes. « Car une fois le premier objectif atteint, à savoir la fuite de Ben Ali, la Tunisie qui compte a radicalement tourné le dos au 17 décembre et à la revendication de reconnaissance de la Tunisie de l'intérieur. Le gap ne fait que s'aggraver de jour en jour et l'élite ne fait que reproduire ses privilèges liés entre autres à l'économie, au politique et au savoir. L'élite est très peu partageuse chez nous. La politique n'est conçue que dans le cadre du népotisme. Aujourd'hui, la Tunisie du 17 décembre n'est écoutée que lorsqu'elle manifeste, proteste et gueule !».