Il a fallu passer par une longue familiarité avec les studios, les caméras et la gestion ininterrompue de la production, avant que N. Slama ne cède à la tentation de réaliser un film, de s'adonner à l'exercice de la création et devenir ainsi une auteure qui exprime son point de vue personnel et subjectif, car tout l'enjeu du court-métrage Tiraillement est de ramener les attentes de la productrice à épouser les préoccupations de la réalisatrice. Certes, le désir de franchir le pas avait toujours habité la conscience de N. Slama. Peut-être que tout ce qu'elle avait entrepris depuis sa collaboration avec Canal Horizon pendant dix ans en tant que réalisatrice de télévision, jusqu'à la création de sa boîte de production et de prestation de services audiovisuels Digipro, n'était en vérité qu'une préparation à la réalisation cinématographique, un rêve qui ne l'avait jamais quittée, mais qui se heurtait à deux obstacles majeurs qu'elle invoquait sans cesse comme pour excuser son hésitation : «Le temps disponible et l'idée d'un scénario pertinent». Mais là, nous savons que ces deux obstacles ne sont en vérité que des alibis qu'on invente pour remettre indéfiniment au lendemain la décision de s'attaquer à un projet. Maintenant, le processus de maturation est arrivé à son terme. N. Slama a quitté finalement son discret rôle de productrice pour accepter de s'adresser au public et lui livrer un opus qui appréhende la complexité du réel avec une maîtrise consommée de ses moyens techniques et intellectuels. Tiraillement reprend le schéma classique du triangle amoureux, nullement pour le réinvestir, mais pour déjouer précisément son mécanisme archétypal. En effet, bien que les deux sœurs du film aient un tempérament différent (l'une est émancipée, l'autre voilée), elles n'avaient jamais cédé à la tentation de la rivalité ou de la jalousie face à l'inconstance du jeune homme, amant de la première et voulant épouser la seconde. Bien au contraire, comme dans une matrice gémellaire, les deux sœurs apparaissent plutôt comme les deux faces d'un même être. Interchangeables dans leur élan fusionnel, elles neutralisent complètement la dialectique du masque et du visage. Si bien que le jeune homme, en décidant de délaisser la fille émancipée au profit de la sœur voilée, sera non seulement congédié par l'une et l'autre, mais pire encore, il sera l'objet de leur cuisante risée. Le mécanisme de la rivalité amoureuse est ainsi neutralisé. Le dérèglement du triangle amoureux laisse surtout voir que le film de N. Slama ne s'articule pas, comme on pourrait le croire à première vue, autour de la binarité du religieux et du profane, ou du puritanisme et de la liberté des mœurs, mais focalise son intérêt sur la comédie des hommes et sur leur triste fragilité qui se mue en une attitude régressive et réactionnaire. Ce qui signifie que le film met face à face l'intelligente complicité des femmes et l'ingénuité ridicule des hommes. Dans ce cas, si le thème du voile structure les réactions des personnages, c'est simplement comme couleur du temps et emblème rampant de notre époque. Car le court métrage de N. Slama s'applique à fouiller les strates les plus profondes de notre société d'aujourd'hui, afin d'exhumer tout ce qui est invariant, au milieu des miroitements du variable. Autrement dit, le but escompté est de traquer la vraie nature des rapports hommes/femmes, derrière les gesticulations et les décors dressés pour la comédie des mœurs. Bien sûr, cette comédie exige la mise en place d'un dispositif narratif et idéologique précis : les chaînes de télévision (puritaines ou libertines) enchaînent, aliènent et endoctrinent ; les jeunes garçons sont tiraillés entre le besoin des plaisirs hédonistes et la nécessité d'un conservatisme ancestral ; et, finalement, le voile que porte la sœur ne peut étouffer sa féminité et son naturel besoin d'être désirée… Tous ces ingrédients scénaristiques sont là pour montrer que l'approche de N. Slama consiste à partir de la réalité immédiate, moins pour la cerner ou l'interroger que pour la ramener à épouser un cinéma qui se conçoit essentiellement comme un tableau sérieusement ludique de notre quotidien, où la femme qui porte le voile est montrée sous les traits d'une danseuse lascive et où le macho séducteur est réduit à un simple polichinelle. Ou, mieux encore, où l'élan amoureux s'affirme de nouveau comme le prélude à l'éternelle dissonance entre les êtres. La mise en scène de N. Slama démasque tous ces stéréotypes sociaux et dégonfle en même temps le code des illusions consacrées. Ce qui indique combien le cinéma, miroir de son époque, fourbit le regard et illumine la conscience.