Nous avons beau chercher des pionnières des arts plastiques dans notre pays. Difficile, vraiment difficile d'en trouver…au pluriel ! Car au singulier, c'est bien une toute autre histoire. Un nom, un seul quasiment, revient : c'est bien Safia Farhat (1924-2004). Vous l'aurez certainement deviné ! Ce n'est pas que la pratique artistique féminine était inexistante sous nos cieux du temps du Protectorat et au lendemain de l'Indépendance, mais elle n'avait aucun soubassement théorique ou réflexif. Simple mimésis, primaire et naïve‑: c'est de cette manière que nous pouvons la qualifier. Mais surtout, cette expression «artistique» n'a jamais fait surface à la sphère publique, raison pour laquelle nous n'en avons aucune trace iconographique ou écrite. Chez elles, des jeunes filles ou des femmes dessinaient et peignaient, en effet, des «tableaux» avec lesquels elles décoraient leurs intérieurs et dont elles étaient si fières. Car cette pratique «artistique» les distinguait des autres femmes dont les activités se limitaient aux travaux ménagers ou encore à la broderie et/ou tricot. Mais faut-il signaler que cet exercice de «l'art» était à l'époque assez rare, quasiment limité à la Médina de Tunis, et concernait des femmes au niveau social et intellectuel bien déterminé. L'initiation et l'éducation artistiques n'étaient pas données à tout le monde! Dans le domaine des arts plastiques, plus que n'importe quel autre, l'absence des femmes était remarquée. Un silence qui criait fort. Il fallait alors attendre l'arrivée d'une femme pas comme les autres, pour que cette situation commence à changer… Si Yahia Turki est «le père de la peinture en Tunisie», Safia Farhat est incontestablement la pionnière des arts plastiques de la Tunisie indépendante. Elle est bien la première musulmane du pays à s'être imposée, avec seules armes son talent, sa sensibilité, ses convictions et sa détermination, dans la scène artistique, picturale en particulier, restée pour longtemps exclusivement masculine. Mais elle ne s'est pas contentée d'exister dans l'ombre de ses collègues, ne s'est pas satisfaite du simple et exceptionnel statut de «la seule» femme artiste de sa génération (et même des générations qui ont suivi). Mieux, elle a fait école. C'est sans aucun doute, grâce à cette grande dame au parcours riche et aboutissant à une œuvre multiple restée inscrite dans les annales de la culture nationale, que l'art en Tunisie a pu se conjuguer au féminin. Dessinatrice, peintre, céramiste, tapissière, décoratrice, Safia Farhat est une artiste à part entière et aux multiples casquettes dont le parcours artistique a toujours été doublé d'un militantisme social et politique. Son engagement dans le processus de l'édification de l'Etat national tunisien était palpable à tous les niveaux. Nous lui devons entre autres la fondation de la revue Faiza (1959), et surtout, la réforme et la refonte de l'enseignement de l'art. L'école des Beaux-Arts, dont elle a été la première directrice tunisienne (et dans laquelle elle enseigna dès la fin des années 50), est désormais hissée au rang d'établissement universitaire à partir de 1973, avec un enseignement doctoral dès la fin des années 70. Aussi, dans une démarche de démocratisation et de vulgarisation de la pratique artistique, a-t-elle créé avec son époux, le militant et homme politique Abdallah Farhat, le Centre des arts vivants de Radès dont ils ont fait don à l'Etat. Une structure unique en son genre qui continue jusqu'à aujourd'hui de remplir sa mission, toujours en fidélité aux objectifs fondamentaux qui ont été à l'origine de sa création. Que ce soit sous l'aile de la fameuse Ecole de Tunis dans laquelle elle était membre actif dès les années 60 (la seule femme !), à travers la société de décoration Zin qu'elle fonda avec Abdelaziz Gorgi, dans l'école des Beaux-Arts ou à l'Itaaut, au Centre des arts vivants de Radès ou seule, Safia Farhat multiplie recherches et expérimentations variant formes, techniques et matières. Avec une sensibilité débordante et une approche singulière, cette créatrice de la première heure est allée à la recherche d'une tunisianité artistique à travers une réflexion et un travail sur le patrimoine et sur les formes traditionnelles qu'elle a réadaptées dans les codes de la modernité. Ses timbres, vitraux, ses dessins, ses tableaux, ses bas-reliefs, ses fresques et surtout ses tapisseries décoratives en sont témoins. En somme, c'est une œuvre plurielle que Safia Farhat nous a laissée. Une œuvre et une démarche artistique qui ont influencé toutes les générations d'artistes qui ont suivi. Des artistes de la trempe de Safia Farhat, il n'y en a pas beaucoup. Mais force est de constater que depuis quelques années maintenant, le nombre des artistes tunisiennes ne cesse de croître. Le temps de revanche? Dans tous les cas, aujourd'hui, nous ne comptons plus les plasticiennes dans notre pays ! Ces dernières ont investi en force la scène culturelle et artistique nationale, imposant chacune son style et traçant son chemin. Safia Fahat, là où elle est maintenant, en serait certainement fière!