Chafiq Tarqi nous introduit dans les pensées d'un compulsif qui a manifestement l'intelligence des choses mais dont les ruminations incessantes à propos des duperies d'après-révolution le mettent devant le dilemme généralisé de toute une génération : donner le change, même s'il faut sacrifier au paraître, ou aller à la quête de l'être. C'est un truc des cafetiers tunisois pour vous vendre du café deux fois plus cher que la normale quand vous demandez un simple express. On vous rétorque alors que la machine à pression n'est plus en service mais que vous pouvez avoir un arabica de marque extrait de capsules scellées sur un autre genre de machine spécialement conçu par la marque italienne Lavazza pour un savoureux café instantané. Evidemment, si vous êtes un gourmet singulièrement rompu aux nuances du palais, la chose fait la différence, mais si vous n'avez que l'ambition de boire un simple café, vous sentez le piège. Les démasquer, se démasquer... Une entourloupette banale, diriez-vous ? Pas du tout, car cette pratique est en vérité révélatrice de l'esprit de magouille qui s'est emparé de Tunis après la révolution. C'est à partir de là que Chafiq Tarqi commence à creuser en profondeur, tentant une radioscopie de la personnalité tunisoise (et, plus généralement, tunisienne) et révélant les contours de la frime ambiante qui dispute la vedette sociale à la magouille. L'auteur se lance ainsi dans l'analyse du paraître qui gâte profondément l'inclinaison naturelle à être ; cet équilibre par lequel l'individu reste connecté en permanence à son for intérieur. Selon lui, il suffit d'être attentif un tant soit peu aux comportements des jeunes gens après la révolution pour s'en apercevoir. Il cite quelques exemples comme le smartphone que l'on ausculte avec un air éminemment sérieux pour donner l'impression de faire quelque chose de foncièrement important, le paquet de cigarettes de marque pour signifier un statut, et même (pour le cas du narrateur) un ou deux livres achetés en brocante pour se donner une image d'intello... alors qu'il n'a que quelques dinars en poche. Le narrateur, qui est l'un de ces frimeurs, nous confie pourtant sa conviction que tous les gens qu'il voit çà et là ne sont pour lui que des subterfuges. Il les suit dans ce qu'ils sont, où ils vont et ce qu'ils pensent pour les démasquer (et, puisqu'il en fait partie, se démasquer) : métro, mort, religion, vin, politiciens assassinés, pseudo-révolutionnaires, étudiants, manifestants, islamistes... sont pour lui les sujets de ruminations permanentes tournées dans tous les sens. Une pierre qui roule qui n'amasse pas mousse ! Car le narrateur est un compulsif qui vérifie plusieurs fois qu'il a bien fermé le robinet de la bouteille à gaz et qu'il a bien tourné deux fois la clef dans la serrure de la porte. Il en a besoin pour gagner une portion de sérénité. Mais ce n'est pas gagné, tout simplement parce que, justement, il rumine tout le temps sur tout le monde, y compris lui-même : «Je ne suis pas plus qu'un être qui se roule», confesse-t-il, en semblant se comparer à une pierre qui roule mais qui n'amasse pas mousse, puisque tous les sujets, innombrablement et aléatoirement alignés, qu'il survole semblent étonnamment passagers pour lui. Il ne s'aventure dans aucun d'eux au-delà de la surface, craignant peut-être de se retrouver en face de ce que génère son intelligence des choses (qui est pourtant avérée), évitant apparemment d'aller dans des chemins qui révéleraient des arguments allant à l'encontre des formules toutes faites qui se sont insidieusement installées dans son aptitude à jauger les choses et les êtres. En vérité, le choix du survol semble un parti pris inconscient du narrateur qui peine à garder tout son entrain dans cette radioscopie osée et d'abord enlevée non sans brio, puis menée comme une souffrance révélant le mal d'être qui dévaste l'ordre intérieur de tout compulsif : «Dans la capitale, je déambule énervé par tout ce qui m'entoure. Je découvre soudain que je suis devenu quelqu'un de pesant, c'est peut-être l'âge, je me traîne comme un mulet...». Il ne retrouve la paix qu'au moment où il retourne quelque temps auprès de sa mère et cette seule idée pourrait mériter un second volet pour ce roman en mode psy. Lavazza, 240 p., mouture arabe Par Chafiq Tarqi Editions Mayara, 2018 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.